Bernard se retourna vivement. Occupé à rendre ses devoirs à Mme Reillanne, à saluer Gaston, Julien ne l’avait pas vu. Sa sœur était une jeune fille très brune aux joues mates. Elle avait un peu le type de Jeanine Soubeyran, mais elle était plus fine, longue et svelte. La taquinerie n’étais pas dans les habitudes de Bernard. Mais aujourd’hui, grisé par la joie — peut-être aussi par les roses, s’il fallait en croire l’expérience de Gaston, — stimulé par la rancune que lui laissait sa mésaventure de la veille, il lui vint une irrésistible envie de mystifier un peu l’aimable étourdi. Il revint vers la terrasse, entraînant sa compagne :
— Christiane, je suppose que vous connaissez déjà M. de la Palud. Mon cher Julien, je te présente ma fiancée, Mlle Reillanne.
Le pauvre Julien resta pendant un moment dans un état d’ahurissement proche de l’hébétude. Ses yeux interrogèrent les visages de Mme Reillanne, de Gaston, de Christiane, tous souriants. Celui de Bernard, dont les yeux pétillaient de malice. Enfin il retrouva l’usage de la parole.
— Ce que tu m’as fait marcher, hier, balbutia-t-il. En voilà, un cachottier ! Tu dois t’être bien payé ma tête !
— Non, pas hier ! Aujourd’hui seulement, rectifia Bernard, l’air gouailleur.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Gaston, presque aussi mystifié que son visiteur.
— Cela veut dire qu’hier à Tarascon, j’ai rencontré Julien qui m’a gravement annoncé tes fiançailles avec ce petit Cri-Cri que je lui présente aujourd’hui comme ma future femme !
— Ha ! ha ! ha ! Elle est bien bonne ! s’écria Gaston, en frappant, dans sa joie, de grandes claques sur son genou.
M. de la Palud parut se demander un instant s’il devait se fâcher, puis comme c’était un aimable garçon, il rit aussi :
— Tout de même, dit-il à Bernard, on ne laisse pas les gens faire de pareilles gaffes. Tu aurais pu m’avertir !
— C’était impossible, répondit Bernard. Il n’y a pas une demi-heure que je suis fiancé.
Son sourire était si singulier que Julien se demanda avec effarement si sa gaffe n’avait pas été plus grave qu’il ne le supposait. Mais le cours de ses pensées fut détourné par un rire cristallin fusant à ses côtés. Sa sœur le raillait gentiment :
— Mon pauvre Julien, j’espère que ceci te dégoûtera de colporter des ragots comme une vieille concierge ! Tu vois que j’avais raison de ne pas te croire et de te dire que ce mariage était inadmissible !
Il y eut un moment de stupeur et d’inquiétude. « Mon Dieu, se disait Mme Reillanne, est-ce qu’elle sait quelque chose, et serait-elle aussi gaffeuse que son frère ? »
— Et pourquoi était-il inadmissible ?
Christiane se demanda quelle raison poussait Gaston à faire cette périlleuse question.
Mais la réponse désarma tout le monde, et l’on fut étonné d’entendre, émue et grave tout à coup, la voix de la rieuse enfant.
— Ah ! ne me croyez pas indiscrète. Mais il y a deux ans, un soir où je rentrais de Maillane à bicyclette, j’ai coupé au plus court par un chemin des champs et tout à coup j’ai vu M. André et Christiane qui semblaient se dire adieu. J’ai passé très vite et ils ne m’ont pas aperçue, mais je n’oublierai jamais cette expression de ferveur. Elle avait quelque chose de sacré. Ce jour-là, j’ai compris ce que pouvait être l’amour et aussi que rien ne séparerait deux êtres que liait un sentiment aussi profond.
Rouge tout à coup, elle détourna la tête et ses yeux s’emplirent de larmes. Gaston lui jeta un long regard, et une contraction passa sur son visage.
— Tiens, tiens ! se dit Christiane, tiens, tiens !
Il régnait un silence. Julien le rompit, avec plus de tact qu’on n’en eût attendu de lui.
— Si je me trouvais hier à Tarascon, expliqua-t-il, c’est que j’étais allé chercher Huguette qui, vous le savez sans doute, étudiait le piano au Conservatoire de Marseille. Mais elle était mal nourrie, fatiguée, une parente qui l’avait vue nous avait fait un rapport alarmant. Bref, mes parents ont exigé son retour. Heureusement elle est en meilleur état que nous ne l’avions craint. Et figure-toi, Gaston, qu’elle a voulu venir