Page:Hélène de Bauclas Ma soeur inconnue 1946.djvu/7

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Elle avait âprement travailé, s’occupant des vignes, des basses-cours, du jardin, acquérant des métairies, accroissant ses troupeaux, surveillant ses journaliers, dirigeant toute une tribu subalterne qui admirait sa compétence et lui obéissait sans l’aimer.

La maison d’habitation était vieille et vaste. Elle avait un grand vestibule dallé, clair et sonore, d’où s’élançait, majestueux, un escalier de pierre à rampe de fer forgé. Les pièces du rez-de-chaussée étaient grandes, assez basses de plafond, ornées de vieux meubles provençaux de beau bois luisant. La maie, la panetière à claire-voie, le buffet sculpté parlaient des générations disparues, tout l’ensemble exprimait une dignité à la fois bourgeoise et campagnarde.

Le jardin s’étendait très loin, avec ses allées sablées. L’allée centrale était bordée d’iris que cette fin d’avril parait de gloire. Aux treillis des murs d’enceinte fleurissaient déjà des roses. Mais très vite, on passait à des plantations plus pratiques. Le carré d’artichauts composait des ornements de style gothique flamboyant, le sol de l’aspergière ondulait en courtes vagues que perçaient des pointes violettes et, plus loin, l’humus noir et gras des plates-bandes, où s’affairaient des hommes, annonçait les derniers semis.

Que c’est beau à voir, une terre fertile qui travaille et produit avec largesse sous le soleil de Dieu ! La maîtresse de ces biens posa sur eux un regard attendri. Au de la du potager s’étendaient des champs que d’épais rideaux de cyprès ondulant comme des flammes noires protégeaient des rudes caresses du mistral. Et tout au fond, la chaîne des Alpilles découpait ses crêtes déchiquetées sur le ciel pur que dorait la fin du jour. Mme Reillanne ne souhaitait pas à sa vie un autre cadre, un autre horizon. Son seul bonheur était de faire prospérer son domaine. Mais une pensée importune, qui souvent l’obsédait, revint la harceler. Non, ce n’était pas son domaine, c’était celui de Gaston. Elle n’en était que la gérante. Pris par ses études, son fils lui avait laissé la direction des affaires. Et maintenant, il était mobilisé. Mais, la guerre terminée, il reviendrait, il prendrait femme, et l’altière Mme Reillanne ne serait plus qu’une souveraine dépossédée.

— Surtout si elle me ressemble, se dit-elle avec lucidité en songeant à la future épouse de son fils.

Un pas vif résonna sur la terrasse, une ombre obscurcit la porte-fenêtre.

— C’est toi, mon chéri ? s’écria Mme Reillanne avant même d’avoir tourné la tête.

— Je réponds oui sans hésiter, convaincu d’être ton seul chéri, répondit gaiement Gaston Reillanne, qui était en permission. Il portait un uniforme bien coupé, d’une élégante fantaisie, qu’un modeste galon de sergent faisait seul rentrer dans le rang. C’était un joli garçon désinvolte, mince et souple, au visage franc et gai que déparait un peu une habituelle expression d’insouciance railleuse. Cultivé par l’idolâtrie maternelle, son égoïsme s’était développé au point de gêner dans ses élans une sensibilité réelle, mais qui commençait à s’atrophier par compression.

Il se jeta dans un fauteuil, croisa les jambes et se mit à polir ses ongles.

— Dis donc, mère, j’ai aperçu tout à l’heure Bernard André qui sortait d’ici, l’air bouleversé. Je ne l’avais pas revu depuis sa blessure, le pauvre vieux, et j’ai voulu m’arrêter pour lui parler, mais il a filé en bredouillant une excuse. Que s’est-il passé ?

— Une histoire absurde. Figure-toi qu’il s’est toqué de Christiane, et que cette petite folle voulait l’épouser ! Un infirme et qui ne possède pas un arpent de terre !

— Tiens ! quelle drôle d’idée de vouloir épouser le Cri-Cri ! Mais c’est une gamine ! Elle a… quoi ? Dix-sept ans ?

— Elle en aura dix-neuf dans six semaines exactement. Tu devrais te rappeler qu’elle a quatre ans de moins que toi.

— Oui ! Mais je l’ai si peu vue ces dernières années, que je l’avais oublié. Et quand elle était petite, je ne pensais qu’à la faire enrager. J’étais rosse tout de même. C’était un peu la faute de la vieille Mélanie, qui me gâtait encore plus que toi, si possible, et qui me montait la tête contre « cette intruse, cette pauvresse recueillie par charité ». Alors, c’est pour quand, la noce ?

— Gaston ! tu n’écoutes pas ce que je te dis ! Je t’explique que je me suis formellement opposée à ce mariage stupide.