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ANTINOMIES, CONJECTURES ET POSTULATS.

l’évolutionnisme esthétique de M. Sully Prud’homme, il n’a rien d’invraisemblable et, loin d’être en opposition avec les faits scientifiquement établis, il les expliquerait plutôt. « La différenciation évolutive, lente, mais constante, et de plus en plus accentuée des organes chez les vivants terrestres, et spécialement des organes de relation, semble bien résulter d’une poussée rayonnante et foisonnante des aptitudes vitales vers la possession du milieu où elles s’organisent. Le terme de cette possession progressive demeure ignoré, mais toute la vie terrestre y tend visiblement. Pour moi, une forme m’apparait belle, je l’appelle ainsi, quand elle est assez agréable pour déterminer par sa puissance expressive dans ma sensibilité passionnelle, dans mon cœur, un délice, de genre différent, mais ayant toutefois des rapports suffisants avec celui de la sensation pour en recevoir une excitation qui l’éveille [1]. »


IV


Le crédit accordé par l’artiste à l’aspiration esthétique sur la foi d’une intuition du cœur peut aussi légitimement l’être à l’aspiration morale par la conscience de l’honnête homme. La critique de cette aspiration en a établi le caractère tout humain, mais n’en a pas affaibli l’autorité propre ; tout au contraire, l’impuissance de la raison à susciter contre elle un doute efficace dans la conscience du chercheur a permis à celui-ci d’expérimenter la légitimité et la portée profonde de ses instincts moraux. Aussi le poète se résout-il à « se fier sans réserve à son intuition de la justice ».


« O Justice, après tant et de si long détours,
Je rentre dans moi-même où je te sens toujours,
Assuré désormais que le haut privilège
Est aux hommes échu d’avoir au cœur ton siège,
Pardonne si, doutant de ce prodige en moi,
Je t’ai cherchée ailleurs, et t’ai faussé ma foi !

  1. Que sais-je ? p. 235, 236.