Page:Hémon - Lizzie Blakeston, 1908.djvu/25

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quand elle fit son entrée sur la scène du « Paragon », le sentiment confus qu’elle avait attendu toute sa vie, au long des interminables années grises, et que le moment était enfin venu. Elle n’avait aucun doute sur le résultat : en un quart d’heure passé dans la coulisse elle venait de voir défiler sur les planches une douzaine de concurrentes dont les romances nasillées plaintivement ou les monologues éventés n’avaient suscité qu’une hilarité peu flatteuse ou des murmures impatients. Il n’y avait eu qu’un succès : un menuisier qui jonglait avec ses outils ; mais Lizzie n’avait pas peur.

Quand son tour fut venu, elle attendit qu’un domestique en livrée chamarrée eût traîné sa plate-forme au milieu de la scène ; puis elle fit son entrée à pas rapides, affairée et digne, s’assura que le carré de planches était posé bien d’aplomb, et s’y campa. Elle s’aperçut alors que son entrée avait été accueillie par une grande clameur, une clameur née quelque part au fond de la salle béante, qui venait franchir la rampe comme une avalanche de bruit.

Toutes les amies de la corderie étaient là-haut, dans la galerie à six pence : le bar était déserté ; celles qui n’avaient pu trouver de siège s’entassaient autour des balustrades, et elles criaient toutes à tue-tête : « Lizzie ! Ohé, Lizzie ! Hooray ! » Les spectateurs des autres places commencèrent à appeler aussi : « Liz…zie ! Ohé, Lizzie ! » au milieu des rires. L’orchestre étonné ne jouait pas encore. Lizzie restait immobile sur sa plate-forme, impatientée et presque en colère. Mais l’occasion était si solennelle qu’elle ne pouvait que se contenir et attendre encore un peu.

Peut-être était-ce la fragilité de sa silhouette, du corps menu seul au milieu de la scène ; peut-être l’humilité naïve du costume, du jupon court à fleurs, du corsage pauvre aux manches relevées ; ou bien encore était-ce la simplicité enfantine de sa figure blanche sous les cheveux légers, son air solennel d’attente… Mais Lizzie, toujours immobile, figée et digne sous les appels familiers, avait quelque chose d’étrangement pathétique.

L’orchestre attaqua un air de danse ; et l’auditoire, amusé et sympathique, se tut tout à fait en voyant que la petite poupée s’était mise à danser.


L. Hémon.
(À suivre)