Page:Hémon - Lizzie Blakeston, 1908.djvu/30

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road jusqu’au « Pavillon », puis revint sur ses pas, marchant lentement au milieu du trottoir, mais s’appliquant à ne pas révéler dans son maintien un orgueil de mauvais goût. Une fois revenue, elle comprit que dans ce quartier on ne saurait pas réellement apprécier son apparence ; puisqu’elle se trouvait par hasard être bien habillée, elle irait se montrer dans des sphères plus élégantes ; et sans attendre plus longtemps, elle empoigna sa jupe à pleine main, prit le coin de sa fourrure entre ses dents pour ne pas la perdre, et rattrapa un omnibus en trois enjambées. Comme ce n’était pas le moment de regarder à la dépense, elle prit un ticket de trois pence, se réservant de descendre quand bon lui semblerait. Elle hésita plusieurs fois et se leva à moitié, mais se contint, et elle ne quitta l’omnibus que quand le conducteur annonça « Marble Arch ! » d’une voix lassée.

Lizzie, débarquée sur le trottoir, regarda la grille et dit : « Hyde Park ! » à demi-voix, d’un ton chargé de respect ; puis elle épousseta sa fourrure à petites tapes tendres, prit le mouchoir de soie safran à la main, et entra dans le grand monde avec simplicité.

Il est bon de se promener dans les rues et de regarder les étalages ; il est doux de manger lentement une glace à la framboise ; doux aussi de rester tard au lit le dimanche matin, ou bien d’aller en voiture jusqu’à Epping-Forest et de reposer ses yeux sur de l’herbe vraiment verte et des arbres qui ne soient pas plantés en rangées ; mais marcher doucement dans les allées d’un parc, par un beau soleil, quand on a une fourrure neuve, des souliers jaunes, un collier de perles et un mouchoir de soie brodée est plus délicieux que tout cela. C’est une joie si complète et si pure que toutes les satisfactions de vanité mesquine finissent par disparaître. On se sent sorti de la dure carapace des jours de travail, installé dans un cercle supérieur où les toilettes éclatantes, le décor ratissé et les manières polies rendent la vie douce, facile et belle ; et par sympathie les gestes les plus ordinaires et même le cours naturel des idées prennent une distinction mystérieuse.

Lizzie se promena donc dans Hyde-Park et Kensington-Gardens tant que dura le jour, et fut parfaitement heureuse. Vers la fin de la journée, elle se dirigea sur le kiosque de la musique et s’assit à quelque distance pour jouir de ses dernières heures. Le soleil descendit derrière les arbres lointains, borda de nuances éclatantes et douces quelques nuages épars et disparut tout à fait. Au milieu de l’ombre qui tombait sur le parc, la musique continuait à se faire entendre, jouant des airs militaires, au rythme martial et gai, auxquels la venue lente du crépuscule prêtait une mélancolie inattendue.