Page:Hémon - Lizzie Blakeston, 1908.djvu/36

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et de vapeurs ; elle aurait pu être dérangée, et elle désirait finir sans hâte, doucement, dans un cadre auguste de silence et de paix. Elle s’en alla donc par les rues, regardant autour d’elle par curiosité : tout ce qu’elle voyait, gens, maisons et boutiques, était laid, indistinctement laid ; il n’y avait rien là qui valût un regret. D’ailleurs elle le comprenait maintenant, même les maisons du West-End avec leurs façades à colonnes, les squares tranquilles et distingués, les magasins aux épais tapis, ni même les bijoux et les fourrures n’auraient pu la satisfaire tout à fait. Elle disait cela sans envie et sans dépit et elle en donnait la preuve, puisqu’elle allait renoncer à jamais à l’espérance de toutes ces choses, que personne n’aurait pu lui retirer.

Quand la nuit fut un peu avancée, elle se dirigea de nouveau vers la rivière, longea l’église de Limehouse et suivit les rues obscures en cherchant l’endroit qu’elle avait en vue. Elle le trouva bientôt : c’était un passage étroit entre deux murailles qui menait à un tronçon de quai ; des deux côtés l’eau du fleuve clapotait doucement contre les hautes parois de wharfs déserts ; du quai partait une passerelle qui conduisait à un ponton ancré dans le courant, où s’amarraient les vapeurs.

Au coin du quai, il y avait un public-house dont les fenêtres étaient encore éclairées ; quand elle se fut assurée qu’il n’y avait plus personne dehors, elle passa vite et sans faire de bruit et franchit la passerelle en courant.

L’eau était parfaitement calme et pourtant le ponton se balançait doucement, en oscillations paresseuses, comme bercé dans le remous de quelque chose qui venait de passer. De l’autre côté, c’était la double obscurité de l’eau noire et des murailles sombres des entrepôts ; çà et là dans la distance les lumières de quelques vapeurs immobiles se reflétaient dans le fleuve en longues traînées vacillantes ; le sifflement lointain d’un remorqueur s’étouffant dans la nuit ; les bruits divers de la cité arrivant par intervalles en échos confus ; et c’était tout. Ce ponton qui oscillait doucement sur l’eau sombre avait des airs d’asile et sa solitude recueillie semblait en vérité une promesse de la paix définitive.

Lizzie arriva là en courant, vit les lumières miroitant dans l’eau presque sous ses pieds, et s’arrêta. Elle savait qu’à gauche, très loin, c’était la mer, et de l’autre côté Londres, et elle fut contente de voir que la marée descendait. Elle songea quelle chose vaste et mystérieuse c’était, qu’une rivière, qui traversait d’un bout à l’autre les villes des hommes en poursuivant au milieu d’eux sa vie à elle, que rien n’avait pu changer. Combien en avait-elle déjà porté dans ses eaux