Page:Hémon - Lizzie Blakeston, 1908.djvu/35

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sait trembler ses mains, et toute sa volonté frêle se cabrait contre le destin. Ce qui l’exaltait surtout, c’était l’inégalité de la lutte ; d’un côté, il y avait une grande loi irrésistible et peut-être juste qui depuis le commencement du monde ployait sous le même joug les résignés et les réfractaires ; et de l’autre côté, il y avait la petite Lizzie, qui se dressait en face de l’inévitable et prétendait échapper au sort commun. Pourtant, il lui faudrait céder tôt ou tard, à moins… Elle s’arrêta un instant dans son travail, les yeux ouverts sur la muraille ; et quelque chose de grand et de solennel entra dans la longue salle emplie de poussières, voila le décor mesquin, couvrit tous les bruits de la vie vulgaire, et lui chuchota à l’oreille des promesses d’évasion.

Elle songea : « Comme c’est simple ! » et s’étonna de n’y avoir pas pensé plus tôt. C’était une revanche, en somme ; la seule possible, mais éclatante ; un défi lancé à toutes les grandes puissances oppressives ; une fin tragique et belle qui terminerait sans déchéance un grand chagrin… et elle avait lu dans les journaux que cela ne faisait presque pas mal. Les grandes dames elles-mêmes, si elles apprenaient cela, seraient contraintes au respect ; les amies de la corderie percevraient confusément qu’elles avaient caché au milieu d’elles une âme plus haute et plus pure ; et quand sonnerait le glas de son départ, il y aurait quelque part dans l’infini une voix juste et compatissante qui annoncerait :

— Celle qui s’en va, c’est la petite Lizzie, qui savait danser !

Une fois que l’idée lui fut venue, elle ne songea même pas qu’il pût y avoir la moindre hésitation : c’était une solution glorieuse et simple, qui répondait à tout, et pour laquelle elle n’avait besoin de la permission de personne. Et elle serait une héroïne, après tout !

Les heures qui passèrent après cela furent douces et faciles, et les moindres choses prirent un sens mystérieux, comme ennoblies par le reflet de ce qui allait venir. Quand la journée de travail fut finie, Lizzie quitta l’usine avec un sourire affable et s’en alla le long de Commercial road vers les docks, un peu émue, mais pleine de fierté. Elle sentait qu’elle allait faire là quelque chose de grand et d’héroïque, qui allait la relever à jamais au rang duquel elle avait cru un moment déchoir, et mettre un sceau de noblesse authentique sur ses aspirations avortées. Les gens diraient : « Il fallait vraiment qu’elle eût une nature supérieure au vulgaire, puisqu’elle est morte d’avoir été méconnue ! » Et la mort lui donnerait ainsi son auréole plus facilement et plus sûrement que le succès.

Elle avait marché assez vite et s’aperçut qu’il était encore trop tôt ; la nuit ne faisait que commencer, la rivière serait sillonnée de chalands