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Page:Hémon - Lizzie Blakeston, 1908.djvu/4

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balancés, la courbait et la relevait, enveloppait ses moindres gestes dans une irrésistible cadence, et saisie d’une glorieuse ivresse, Lizzie sautait, pirouettait et se trémoussait dans l’étau de la mesure, offrant au monde obscurci un sourire vague et des yeux hallucinés.

Puis c’était le silence. L’Italien reprenait sa place entre les brancards et s’éloignait ; il ne restait plus que quelques passants attardés, des gamins gouailleurs, Bunny, assis sur le trottoir, sortant périodiquement de poches invisibles des victuailles inattendues ; et Mile-End road par un soir d’hiver ; la chaussée gluante et sale, et les lumières clignotant dans le brouillard.


Les années passèrent ; mais les années ne comptent guère dans Faith street. Au dehors peut se déchaîner le tumulte des catastrophes ou des guerres ; les souverains ou les ministres peuvent lancer des proclamations, les banques crouler, les industriels faire fortune et les actrices épouser des pairs ; toutes ces choses ne pénètrent pas le cœur de Faith street. Loin dans l’ouest se déroulent les pompes des couronnements et des funérailles ; les candidats aux élections prochaines implorent au long d’affiches fulgurantes les votes du peuple souverain ; les vendeurs de journaux passent en courant dans Cambridge road, hurlant des nouvelles de défaites ; mais Faith street n’en a cure ; et quand la nuit tombe elle sort des maisons, et d’une porte à l’autre, commente d’une voix lamentable les thèmes éternels : la rareté du travail, la cherté du lard et l’iniquité des époux.

Ce n’est pas que les époux soient en réalité plus coupables là qu’ailleurs ; seulement ils sont généralement sans travail, — c’est une circonstance curieuse que tous les hommes sont sans travail dans Faith street, — et comme il n’y a rien chez eux qui les porte à la joie, ils s’en vont poursuivre leur idéal de la seule manière qui leur soit possible, à deux pence le verre, au-dessus d’un comptoir de bois. Quand l’argent manque, ils s’adossent au mur du « pub » et contemplent le trafic en fumant des pipes résignées ; ou bien ils s’en vont chercher du travail, n’en trouvant jamais, et reviennent vers le soir, altérés naturellement, et pleins d’une tristesse légitime ; ils sont reçus avec des reproches et des injures, donnent libre cours à leur indignation, et Faith street s’emplit de clameurs aiguës et du bruit de chaises renversées.