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MARIA CHAPDELAINE

noncer les paroles nécessaires, car il ne répondit qu’après quelques instants de silence, à voix basse :

— Il s’est écarté…

Des gens qui ont passé toute leur vie à la lisière des bois canadiens savent ce que cela veut dire. Les garçons téméraires que la malchance atteint dans la forêt et qui se trouvent écartés — perdus — ne reviennent guère. Parfois une expédition trouve et rapporte leurs corps, au printemps, après la fonte des neiges… Le mot lui-même, au pays de Québec et surtout dans les régions lointaines du nord, a pris un sens sinistre et singulier, où se révèle le danger qu’il y a à perdre le sens de l’orientation, seulement pour un jour, dans ces bois sans limites.

— Il s’est écarté… La tempête l’a surpris dans les brûlés et il s’est arrêté un jour ; on sait ça à cause que des sauvages ont trouvé l’abri en branches de sapin qu’il s’était fait, et ils ont vu aussi ses pistes. Il est reparti parce qu’il n’avait guère de provisions et qu’il avait hâte d’arriver, je pense ; mais le temps était encore méchant, la neige tombait, le norouâ soufflait dur, et probablement qu’il ne pouvait pas voir le soleil ni marquer son chemin, car les sauvages ont dit que ses pistes s’éloignaient de la rivière Croche, qu’il avait suivie, et s’en allaient dret vers le nord.