Page:H G Wells La guerre des mondes 1906.djvu/182

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comme il en est d’eux ; il nous faudrait sans cesse être aux aguets, fuir et nous cacher ; la crainte et le règne de l’homme n’étaient plus.

Mais dès que je l’eus clairement envisagée, cette idée étrange disparut, chassée par l’impérieuse faim qui me tenaillait après mon long et horrible jeûne. De l’autre côté de la fosse, derrière un mur recouvert de végétations rouges, j’aperçus un coin de jardin non envahi encore. Cette vue me suggéra ce que je devais faire et je m’avançai à travers l’Herbe Rouge, enfoncé jusqu’au genou et parfois jusqu’au cou. L’épaisseur de ces herbes m’offrait, en cas de besoin, une cachette sûre. Le mur avait six pieds de haut, et, lorsque j’essayai de l’escalader, je sentis qu’il m’était impossible de me soulever. Je dus donc le contourner et j’arrivai ainsi à une sorte d’encoignure rocailleuse où je pus plus facilement me hisser au faîte du mur et me laisser dégringoler dans le jardin que je convoitais. J’y trouvai quelques oignons, des bulbes de glaïeuls et une certaine quantité de carottes à peine mûres ; je récoltai le tout et, franchissant un pan de muraille écroulé, je continuai mon chemin vers Kew entre des arbres écarlates et cramoisis — on eût dit une promenade dans une avenue de gigantesques gouttes de sang. J’avais deux idées bien nettes : trouver une nourriture plus substantielle, et, autant que mes forces le permettraient, fuir bien loin de cette région maudite et qui n’avait plus rien de terrestre.

Un peu plus loin, dans un endroit où persistait du gazon, je découvris quelques champignons que je dévorai aussitôt, mais ces bribes de nourriture ne réussirent guère qu’à exciter un peu plus ma faim. Tout à coup, alors que je croyais toujours être dans les prairies, je rencontrai une nappe d’eau peu profonde et boueuse qu’un faible courant entraînait. Je fus d’abord très surpris de trouver, au plus fort d’un été très chaud et très sec, des prés inondés, mais je me rendis compte bientôt que cela était dû à l’exubérance tropicale de l’Herbe Rouge. Dès que ces extraordinaires végétaux rencontraient un cours d’eau, ils prenaient immédiatement des proportions gigantesques et devenaient d’une fécondité incomparable. Les graines tombaient en quantité dans les eaux de la Wey et de la Tamise, où elles germaient, et leurs pousses titaniques, croissant avec une incroyable rapidité, avaient bientôt engorgé le cours de ces rivières qui avaient débordé.

À Putney, comme je le vis peu après, le pont disparaissait presque entièrement sous un colossal enchevêtrement de ces plantes, et, à Richmond, les eaux de la Tamise s’étaient aussi répandues en une nappe immense et peu profonde à travers les prairies de Hampton et de Twickenham. À mesure que les eaux débordaient, l’Herbe les suivait, de sorte que les villas en ruines de la vallée de la Tamise furent un certain temps submergées dans le rouge marécage dont j’explorais les bords et qui dissimulait ainsi beaucoup de la désolation qu’avaient causée les Marsiens.

Finalement, l’Herbe Rouge succomba presque aussi rapidement qu’elle avait crû. Bientôt une sorte de maladie infectieuse, due, croit-on, à l’action de certaines bactéries, s’empara de ces végétations. Par suite des principes de la sélection naturelle,