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leurs crépitements… Les hautes tours du pays de Furnes laissaient tomber leurs regards sur la bataille la plus furieuse, livrée jusqu’à ce jour… et elles tremblaient ainsi que les temples vénérables, les maisons menacées et les morts dans leurs tombeaux.

Berthe engageait son père à fuir maintenant.

— Oui, oui, bredouillait Lievens…, nous partons.

Mais se reprenant, il dit :

— Si toi et Pélagie…

Mais la jeune fille l’interrompit immédiatement et reprit avec insistance :

— Papa, nous partons ensemble, ou nous resterons ! Je ne te laisserai pas seul ici, je ne le ferai pas ! Et aigrie, elle ajouta : Puisqu’il en est ainsi, mourons ensemble !… Sauve-toi seule, Pélagie !…

— Non, mademoiselle Berthe, je reste avec vous. Mais que monsieur nous accompagne ! Il est temps maintenant et ce jeu terrible peut recommencer à tout instant.

— Partons, alors, dit Lievens, je prendrai mon argent et…

— Et moi, je me chargerai des paquets, dit Berthe. Allons dépêchons-nous, papa ! insista-t-elle, craignant que son père hésita à nouveau. Partons, sinon il sera trop tard…

Elle monta à l’étage. Lievens vacillait. Berthe l’entendit pleurer silencieusement…

— Papa ! cria-t-elle attristée, mais elle refoula sa pitié, sachant qu’elle ne pouvait donner libre cours à son sentiment. Il fallait agir. Vite, papa, où est ton argent ?… Ne perdons pas notre temps !…

Tout attristé, Lievens, jeta à nouveau les yeux sur ses antiquités… ses trésors, qu’il avait collectionnés pièce par pièce, son musée, sa vie…

Soudain il s’affaissa en sanglotant sur un coffre garni de cuivre… un coffre dans lequel nos aïeux cachaient craintivement leurs privilèges… et tendant les mains dans un geste de désespoir, il gémit :

— Je ne puis, non, je ne puis pas ! Pars avec Pélagie, Berthe.

— Encore quelques instants et ce sera trop tard, papa ! Nous pourrons peut-être revenir demain ou après-demain… Il n’est nullement nécessaire que nous allions très loin… Nous n’irons qu’à Oostkerke, chez la cousine Mélanie.

— Toi et Pélagie

— Je ne partirai pas sans toi, papa…

— Je le veux !

— Et moi, je reste !

— Je le veux. Tu dois m’obéir… je le veux… je suis ton père…

— Non papa, je ne te laisserai pas ici. Nous fuirons ensemble ou nous attendrons la mort commune ! Mais viens donc,… nous reviendrons demain, nous n’allons qu’à Oostkerke… tu ne saurais quand même pas protéger tes antiquités en ce moment…

— Eh bien, allons, dit Lievens, farouche. Oh, ces barbares, ces cruels ! Et il serrait furieusement les poings.

Il ne pensait plus aux fermes détruites, aux champs anéantis, aux moulins


Le dernier refuge.


abattus, aux maisons pillées, à l’église menacée… il ne pensait plus qu’à ses antiquités, à son musée, à son trésor, que les bombes allemandes pulvériseraient peut-être.

Berthe pleurait. Elle s’effondra à côté de son père et se couvrit la figure des mains ; son corps était secoué par l’explosion de son chagrin.

— Oh, Monsieur, vous ne vous gênez pas, va, clama Pélagie tout indignée. Voyez dans quel état vous avez plongé Berthe. Vous vous intéressez réellement beaucoup plus à tout ce fatras, à toutes ces vieilleries, ces guenilles d’il y a quelques siècles, qu’à votre propre fille. Dieu s’en vengera, croyez-moi ! Et qu’en dira, Monsieur Paul ! Vous endossez des responsabilités auxquelles vous ne pourrez jamais faire face. Et notez bien que je ne vous demande pas à fuir pour moi, je n’ai rien à perdre et n’ai plus de parents sur terre… mais si j’insiste, c’est pour Berthe, pour son bonheur et pour Monsieur Paul.

Lievens se leva…

— Allons, dit-il, brièvement…

— Prends ton argent, papa, dit Berthe. Oh, nous n’irons pas loin, tout au plus jusqu’à Oostkerke…

— Oui, oui…

— Nous pourrons revenir bientôt.

— Mais, de grâce, fuyons la mort au plus vite…

— Oui… Ils quittèrent enfin la maison.