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« Alors, tenez, j’ai eu peur tout à coup comme je n’ai jamais eu de ma vie ! Pas des obus, bien sûr, qui continuaient de secouer toute la maison. Non ! Mais je venais d’entendre des pas sur l’escalier. Je tends l’oreille. Pas de doute, quelqu’un arrive et va me surprendre là, comme un voleur en train de crocheter une serrure !… Je suis devenu pâle comme un mort ; mes mains tremblaient tellement que j’ai laissé tomber ma baïonnette. Je n’ai cessé d’avoir peur qu’en entendant la bonne grosse voix d’un fusilier marin m’interpeller :

— Eh bien ! mon gas, ça ne va pas ? Attends « voir ! »

Et de sa poigne robuste, en deux temps et trois mouvements, il brisa le cadenas.

Lui aussi cherchait à boire pour ses camarades. À deux alors, nous avons fourré dans nos poches toutes les bouteilles qu’elles pouvaient contenir ; puis, les bras chargés de flacons poudreux remplis du bon vin de France, nous sommes partis de toute la vitesse de nos jambes vers les tranchées. Et comme je disais au camarade :

— Tu sais, nous avons tout de même « l’air de voleurs », il me répondit en clignant un œil malicieux :

— T’en fais pas, mon vieux : on offrira un verre à M. l’aumônier et il nous donnera « l’absolution ».

Un peu plus tard, quand nos deux gaillards, ayant ravitaillé les braves, qui firent l’accueil qu’on devine, voulurent retourner au cellier pour renouveler leur provision, ils ne trouvèrent plus, à la place de la maison dépositaire du bon vin convoité, qu’un tas de ruines fumantes. Les obus boches avaient tout fracassé.

Les menus vivres qu’on parvint à se procurer par-ci par-là ne formaient, hélas ! qu’une bien maigre pitance pour les quelques centaines de chasseurs blottis dans leurs tranchées, tous les nerfs crispés déjà par la violence du bombardement impitoyable et le cruel spectacle des blessés et des morts s’accumulant autour d’eux.

Des efforts prodigieux avaient été faits par le major Lefèvre et ses courageux, adjoints pour remédier à ce dénuement. Quelques voitures de ravitaillement avaient pu être amenées jusqu’à Dixmude. Mais leurs attelages y gisaient éventrés ; des véhicules aux trois quarts détruits encombraient les rues. D’autre-part, un ouragan de mitraille balayait sans répit tout le terrain compris entre la ville et les positions occupées. Aussi fallut-il de véritables miracles d’énergie et de dévouement pour amener jusqu’aux tranchées quelques boîtes de conserves et de biscuits. Ce fut tout ce que les chasseurs exténués eurent à se mettre sous la dent. On peut juger par là du stoïcisme de nos hommes qui, malgré les affres de la faim, demeuraient inébranlables dans cet enfer, prêts à repousser les attaques toujours menaçantes.

Mais plus que la faim, la soif infligeait aux chasseurs de véritables tortures. Une atmosphère âcre et suffocante, chargée de la fumée des explosions d’obus, desséchait les gorges et brûlait les poumons. Dans ce milieu irrespirable, les hommes éprouvaient par moments l’impression d’une lente asphyxie, et l’on vit des chasseurs tenter de se désaltérer aux petites mares boueuses qui tapissaient le fond des tranchées, ou boire à même l’eau stagnante et nauséabonde des fossés voisins.

Ni les privations ni le froid n’abattirent pourtant leurs courages. Pour éviter, dans la mesure du possible, les surprises nocturnes dont l’ennemi était coutumier, on conçut le projet, à la soirée tombante du 22 octobre, de mettre le feu aux nombreuses meules de paille qui s’élevaient encore au milieu des champs, à 300, 400, voire 500 mètres de nos lignes.

L’entreprise ne manquait pas d’être périlleuse. Le commandant Dupuis demanda quelques volontaires pour la mener à bien ; il s’en présenta dix fois plus qu’il n’en sollicitait. Et si, parmi les braves qu’il choisit, d’aucuns ne revinrent pas, au moins l’une après l’autre d’immenses torches s’allumèrent-elles dans la nuit, éclairant le terrain de leurs lueurs sinistres.