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ne cessait de joindre ses mains décharnées et ridées en poussant des clameurs d’épouvante.

Mais elle se ressaisit et encouragea le fermier en ce sens :

Séraphine viendra sans nul doute… Elle ne saurait faire ce voyage en un jour ! Ne perds pas de vue que la distance est forte… Les trains ne roulent plus, elle doit faire toute la route à pied… Sois courageux… Nous vivons réellement dans une phase cruelle…

— Oh, si tu avais vu ce dont j’ai été témoin aujourd’hui…

— Oui, la note de l’Allemagne sera élevée. Mais où va-t-elle puiser cette fourmilière de soldats ? Bruges en regorge ! On ne peut faire un pas dehors sans frôler un de ces soudards… À propos, ils ont célébré dimanche une messe en plein air, sur la Grand’Place ! Ils avaient construit un autel contre la statue de Breydel et De Coninck et l’avait entourée de petits lauriers. Ils enlevèrent un crucifix et une pierre bénits de la chapelle du Saint-Sang ! Un prêtre pria et prêcha et les soldats chantèrent… Ils ravagent tout le pays et ils ont l’impudence d’exécuter des offices divins ! C’est à perdre la tête en présence d’une telle confusion.

Mais Deraedt écoutait à peine. Il était anxieux quant au sort de sa femme. La cousine garnit la table de mets et de boissons, invita son cousin à prendre place, mais l’infortuné Deraedt, le cœur gros, ne parvint à absorber aucun aliment.

— Et quelles nouvelles d’Antoine ? demanda Léonie.

— Le malheureux est là, à l’Yser, où la bataille fait rage… Que Dieu le protège !

— Je prierai pour lui… Nous ignorons ce que c’était la guerre, mais cette fois nous sommes édifiés.

— N’en crois rien, cousine, tu n’en connais nullement les affres et tu peux t’estimer très heureuse. C’était horrible ce que j’ai vu aujourd’hui ! Une hécatombe de blessés, des bras, des jambes coupées, des corps totalement éventrés, du sang partout…

— Oh, tais-toi !

— Oui, n’en parlons plus ! C’est une horreur !

Deraedt songea de nouveau à sa femme. Où était-elle en ce moment ? Irait-il à sa rencontre ?… Mais dans quelle direction fallait-il se lancer ? Quel était le chemin qu’on avait fait prendre aux fuyards ? Et il était harassé, fourbu… la fièvre le tenaillait.

On frappa…

— Serait-ce elle ? cria Deraedt s’élançant vers la porte…

Ce n’était pas Séraphine.

C’était une parente, une petite cousine des environs de Dixmude.

— Vous n’avez-pas vu Séraphine ? demanda-t-il.

— Non… Ah, c’est Deraedt Vous êtes également ici ?

— Vous n’avez rencontré aucune personne de nos parages ?

— Je n’ai vu personne des vôtres, ni aucun de vos voisins. Il y a tant de fuyards, c’est une file interminable.

— Oh, c’est toi, Louise ! s’exclama Léonie…, Pauvre fille, tu as dû fuir également !

— Oui.

Et l’infortunée, une jeune fille encore ! éclata en sanglots.

— Viens bien vite, pauvre fille ! reprit Léonie compatissante ! Tu goûteras le repos ici. Assieds toi. Mais oui, laisse couler tes larmes, ça te soulagera.

Louise pleurait abondamment ; mais elle se calma.

— Nous sommes des nomades maintenant, se plaignit-elle.

— Quelles sont tes nouvelles ? demanda Louise dont la curiosité était éveillée… Prends une tasse de café, restaure-toi et raconte nous.

— Je boirai une gorgée de café, mais je ne saurais pas manger.

La fugitive de Beerst raconta alors ses aventures, sans cesse interrompue par les exclamations d’épouvante et d’indignation de Léonie.

— Les scènes qui se sont déroulées dans notre paroisse, ns sont pas à décrire… Je tremble encore en songeant à l’incendie de l’église et à la première bataille. Le fossé bordant la partie postérieure de la maison regorgeait de cadavres de soldats… Des bombes sillonaient l’espace sans interruption… explosaient avec un fracas assourdissant qui nous glaçait d’épouvante. Un canon se trouvait à côté de notre maison. Nos soldats, l’ayant découvert, lui envoyèrent des volées de mitraille à tel point que les Allemands durent se sauver avec leur mortier. Elles furent terribles les batailles à Tervaete, aux environs de Bruges. Et qui plus est, elles durent encore.

Bref, les Allemands se rendirent maîtres de Beerst.

— Et tu étais restée ? demanda Léonie, sur un ton de reproche.

— Nous ne voulions pas fuir… Nous ne pûmes nous résoudre à quitter la maison et nos biens. Notre cave n’était pas voûtée, elle n’avait qu’un vulgaire plancher en guise de plafond. Des soldats belges nous avaient conseillé d’y parquer des matelas. Si le plafond vient à s’effondrer, la chute des blocs de maçonnerie sera amortie, disaient-ils. Nous eûmes alors les Allemands. Ces gens-là ne s’annoncent pas en faisant tinter la sonnette ou en frappant modestement à la porte, mais ils enfoncent les portes à coups de crosse de fusils. Ils entrèrent, et lorsqu’ils virent les matelas, ils dirent : « Ça va bien… il n’y a pas de danger » (« Das ist gut… kein gefahr »…) Ce fut alors uns ruée de soudards dans la maison. Il leur fallait du vin. Ils vidèrent 23 bouteilles. « Encore du vin crièrent-ils », « Je n’en ai plus, répondis-je. Mais ils