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Des militaires chantaient et devisaient dans les auberges, d’autres dansaient dans des tavernes mal famées, où ils avaient noué des relations avec des filles dont la vertu n’était pas précisément à l’abri de tout reproche, qui faisaient fi de l’honneur et dont le rouge de la honte ne colorait plus les joues.

Mais, par contre, des soldats circulaient mornes et attristés par la ville, recherchant les fossés silencieux que surplombaient des ponts grisâtres, ou les arrières-quartiers aux petites maisons vieillottes, dont la quiétude n’était plus troublée par le tic-tac zélé des dentellières qui exerçaient leur profession au temps de la paix.

Ces militaires songeaient au foyer, à la femme et aux enfants ; ils maudissaient la guerre qui menaçait de rompre des liens d’amour et qui introduisait le deuil et la misère dans des milliers de familles…

L’atmosphère était comme imprégnée de cette morosité, les arbres eux-mêmes en témoignaient, ils laissaient choir lentement leurs feuilles qui tombaient en tournoyant et en obliquant sur les pavés grisâtres le long du fossé ; au loin, on entendait la voix plaintive d’une cloche qui appelait les femmes à l’église ; des femmes dont les noirs manteaux attestaient également la tristesse… et c’était comme si une file de veuves éplorées s’en allaient au temple.

Des mères aux faces pâles et flétries joignaient les mains devant un vieux crucifix cloué au mur… et, à la lueur rouge de la lanterne, on eut juré que Jésus même pleurait en présence de toute la cruauté ici-bas, et que les plaies de ses mains, de ses pieds et de son flanc saignaient à nouveau en constatant que le sacrifice du Golgotha avait été vain…

Le soir crépusculaire drapait Bruges dans ses larges replis… Les rues étaient quasi désertes et le bruit des pas sur le sol ressemblait à celui qu’on entend sur les tombes…

Les bourgeois se croisaient silencieusement… Les cœurs débordaient et on préférait se bercer en réflexions.

L’ennemi était à Bruges, dans la vieille et antique ville des Flandres ; des canons capturés et des autos de l’usurpateur entouraient le monument de Breydel et De Coninck devant les halles et le beffroi. Des officiers allemands s’étaient installés dans les maisons abandonnées par les bourgeois. Et presque toutes les habitations étaient revêtues d’inscriptions à la craie qui les destinaient à loger les troupes ennemies.

D’une rue latérale on entendit retentir une chanson, elle vibrait dans l’air et l’écho s’en répercutait au loin.

Gloria, Victoria
Deutschland ist zu klein,
Musz ein bischen grözzer sein…

C’était répugnant…

Mais un bourdonnement planait sur la ville… C’était la voix de l’Yser où les Belges luttaient pour garder le dernier lopin de terre…

Oh, ils le garderaient, ils le maintiendraient, il y aurait encore une Belgique libre, un dernier recoin où l’infâme drapeau allemand ne flotterait pas.

C’était une lutte homérique.

Les trains qui entraient en gare, débarquaient sans cesse des troupes fraîches, de robustes gars, exempts de toute fatigue et bien armés…

Et d’autres étaient partis ce matin, musique en tête, par la Smedepoort…

La bataille n’était nullement proportionnée pour notre petite armée. Mais on disait que les Français arrivaient à la rescousse et que les navires de guerre anglais devant le littoral coopéraient activement.

On espérait toujours quoique l’attente fut longue…

Des chariots passèrent dans la rue. C’étaient de lourds véhicules couverts de bannes que des paysans de la région conduisaient.

— Des blessés ! murmuraient les bourgeois… On les transportait à Bruges. Le convoi ne cessa pas… Des trains arrivèrent pendant toute la journée et les autos remplaçant les chevaux et touant des chariots ne cessèrent d’amener de nouvelles charges de mutilés et de blessés.

L’école normale était transformée en ambulance.

L’hôpital militaire, le couvent anglais et d’autres immeubles regorgeaient déjà d’épaves humaines… et la houle ne cessait pas de rouler ses flots.

Le fermier Deraedt conduisait également son chariot par les rues de Bruges. On l’y avait envoyé de Ghistel avec un nouveau convoi.

Il était harassé de fatigue, le malheureux, et souffrait encore plus au moral qu’au physique !! Il ne songeait qu’à son fils, à sa femme et à ses filles. Sa famille était totalement disséminée.

Il devait décharger son fardeau macabre à l’école normale et il pourrait passer la nuit à Bruges. Le paysan remisa son chariot sur la cour spacieuse d’une auberge et y conduisit ses chevaux à l’écurie.

Il s’en alla alors bien vite chez sa cousine Léonie où il avait enjoint à sa femme de se rendre.

— Mon Dieu, qui voilà ! s’exclama la vieille jeune fille qui habitait une petite maison à côté des remparts.

— Séraphine, n’est-elle pas ici ? demanda Deraedt, tout énervé.

— Ta femme ?

— Mais oui. N’est-elle pas encore ici ?…

— Non, je n’ai vu personne… Mais que c’est-il donc passé ? Assieds-toi… Tu me parais tout désorienté ! Où est Séraphine ?

— Où elle est ? Dieu le sait. En voilà des revers que j’éprouve d’un seul coup !… Je suis littéralement abattu !… Où peut donc être ma femme ?

— Mais ou l’as-tu quittée ?

Deraedt raconta succinctement ce qui s’était passé.

Prise de frayeur et d’ahurissement, sa cousine