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Page:Hatin - Histoire du journal en France.djvu/101

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mange. Il faut le mener presque autant de temps à la lisière, avant qu’il puisse marcher, et il est obligé de ramper pendant plusieurs mois, et de porter des bourrelets pour ne pas se casser le cou, quand il essaie de se jucher sur ses deux pieds.

» Jusque alors il n’a fait que souffrir et crier ; cependant c’est encore le temps le plus heureux de sa vie : car, quand il commence à parler, il devient esclave. Au lieu de jouer, de gambader, comme il le désire et comme la nature l’exige, il est obligé d’être enfermé dans une école, entouré de férules, de verges, de martinets. Il ne rit qu’à la sourdine ; il a toujours sur les épaules un cuistre maudit qui le fait bâiller sur un grimoire latin ; s’il parle, on le fait taire ; s’il rit, on le fait pleurer ; s’il pleure, on veut qu’il rie ; s’il veut se servir de sa main gauche, on lui rappelle la civilité puérile et honnête.

» Quand il a enduré ce supplice pendant dix à douze ans, il lui reste bien d’autres chats à tondre ; c’est alors qu’il va manger de la vache enragée ! Demande-t-il un métier, on lui en donne un autre ; a-t-il du goût pour être militaire, il faut qu’il soit calotin. Pour se consoler de toutes les misères qu’il a endurées, la vue d’une jeune fillette fait palpiter son cœur ; il la cherche ; elle lui répond de la prunelle ; tous deux se serrent la main, s’embrassent innocemment ; ils s’aiment ; ils semblent faits l’un pour l’autre ; ils croient être unis. Mais un père avare, une mère acariâtre, mettent leur veto à leur bonheur : l’amoureuse n’est pas assez riche, ou le garcon n’est pas d’un état assez brillant. Bref, voilà nos deux aimables enfants séparés pour la vie : le jeune homme est obligé d’épouser une vieille sempiternelle, qui serait sa grand’mère ; la fille, un vieux pingre qu’elle abhorre, et qu’elle enrôle dans la grande confrérie, pour s’en venger : les femmes ont du moins cette consolation.

» Voilà, f…, trait pour trait, le tableau de la vie humaine : l’enfance se passe dans les larmes, la jeunesse dans le désir, l’âge viril dans le travail et la peine, et la vieillesse dans les infirmités ; la mort termine tout,