Page:Heine - Œuvres de Henri Heine, 1910.djvu/167

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« C’est ainsi que je l’ai vu la nuit passée, il était dans l’eau jusqu’à la ceinture. Il portait une robe de chambre de flanelle jaune, un bonnet de nuit d’un blanc de lis, et avait la figure fripée. »


5


LE CHANT DES OCÉANIDES


La mer pâlit de la paleur du crépuscule. Seul avec son âme, un homme est assis sur le rivage nu et contemple d’un œil glacé l’immense voûte du ciel glacé et la mer onduleuse et sans bornes. Et sur la mer onduleuse et sans bornes, ses soupirs s’en vont, semblables a des aéronautes, puis ils s’en reviennent tout tristes d’avoir trouvé fermé le cœur où ils comptaient jeter l’ancre ; — il soupire si fort que de blanches armées de mouettes s’élancent épouvantées hors de leurs nids de sable. Et il leur adresse ces paroles heureuses :

« Oiseaux aux pattes noires qui planez sur la mer avec vos blanches ailes et buvez l’onde amère de vos becs incurvés, qui mangez la chair huileuse des phoques, votre vie est amère comme votre nourriture ! Tandis que moi, bienheureux, je ne mange que des douceurs ! Je déguste le doux parfum de la rose, cette fiancée du rossignol qui se nourrit de clair de lune ! Je déguste des friandises plus délectables encore, bourrées de crème fouettée ; mais la plus douce des douceurs que je mange, c’est l’amour et c’est d’être aimé.

« Elle m’aime ! Elle m’aime, la gracieuse fille ! Elle est maintenant sur le balcon de sa demeure et, dans le crépuscule, inspecte la grande route ; elle écoute et son cœur me désire — vraiment ! En vain elle épie à l’entour et soupire ; elle descend, soupirante, au jardin, erre dans les parfums et dans le clair de lune, parle avec les fleurs, leur racontant que moi, son bien-aimé, je suis si aimable et si digne d’amour — vraiment ! Après quoi, dans son lit, endormie elle rêve ; ma chère image folâtre doucement autour d’elle ; et même le matin, au petit déjeuner, sur sa claire tartine de beurre, elle aperçoit mon souriant visage, et l’avale avec amour — vraiment ! »