Page:Heine - Poëmes et légendes, 1861.djvu/212

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aveugle païen, et son public d’Athènes avait bien reçu une éducation classique, mais se connaissait peu en morale chrétienne. J’aurais déjà meilleure grâce à invoquer l’exemple de Cervantes et de Molière. Le premier écrivit pour la haute noblesse des deux Castilles, le second pour le grand roi et la grande cour de Versailles. Mais j’oublie que nous vivons dans une époque très-bourgeoise, et je prévois, hélas ! que maintes demoiselles des bords de la Sprée et même de l’Alster, à la lecture de mon poème, fronceront leurs sourcils. Ce que je prévois encore avec plus de peine, ce sont les clameurs de nos Pharisiens de la nationalité allemande, qui vont maintenant bras dessus bras dessous avec les gouvernements, et qui jouissent de l’amour et de la haute estime de la censure ; dans la presse ils ont la prédominance, aussitôt qu’il s’agit de combattre leurs adversaires qui sont en même temps les adversaires de leurs très-hauts et très-puissants princes et principicules. Nous avons le cœur cuirassé contre la mauvaise humeur de ces héroïques laquais à la livrée noire, rouge et or. Je les entends déjà crier de leur grosse voix : Tu blasphèmes les couleurs de notre drapeau national, contempteur de la patrie, ami des Français à qui tu veux livrer le Rhin libre. Calmez-vous ; j’estimerai, j’honorerai votre drapeau, lorsqu’il le méritera, et qu’il ne sera plus le jouet des fous ou des fourbes. Plantez vos couleurs au sommet de la pensée allemande, faites-en l’étendard de la libre humanité, et je verserai pour elles la dernière goutte de mon sang. Soyez tranquilles, j’aime la patrie, tout autant que vous. C’est à cause de cet amour que j’ai vécu tant de longues années dans l’exil ; c’est à cause de cet amour que j’y passerai peut-être le reste de mes jours, sans pleurnicher, sans faire les grimaces d’un martyr. J’aime les Français, comme j’aime tous les hommes, quand ils sont bons et raisonnables, et parce que je ne suis pas assez sot et assez méchant moi-même pour désirer que les Allemands