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SULLY PRUDHOMME

intelligence intacte et lucide, et son âme inébranlée. Ce supplice, heureusement adouci par de discrets dévouements, dura dix ans, sans abattre son énergie. C’est au travail qu’il demandait l’oubli de ses souffrances. C’est à cette époque qu’il lisait avec acharnement la « Somme » de saint Thomas d’Aquin, lecture qui lui inspirait cette réflexion : « Que tout cela est compliqué ! Comment cela a-t-il pu sortir de l’Évangile, qui est si simple » !

Cet oubli, il le cherchait aussi dans l’amitié. Pour ses amis, il essayait de redevenir l’homme d’autrefois. Ses traits semblaient vieillis, quand le doux éclair de ses yeux ne leur rendait pas pour un instant leur jeunesse ; mais il s’efforçait de donner à ceux qui l’aimaient l’illusion de la gaieté. Il craignait que la souffrance ne fût une laideur, et pour leur en épargner le spectacle, il demandait à la morphine la force de sourire encore.

Je ne voudrais pas dire cependant qu’il souhaitât la fin ; il ne faisait que s’y résigner. Il n’avait pas assez d’espérance, et il ne pouvait pas envisager le néant avec sérénité,