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JULES VERNE

Nul doute que ce navire fut l’Alert, puisque, d’après les informations, aucun autre n’était alors mouillé dans la baie Farmar. Il s’agissait donc maintenant de l’accoster sans donner l’éveil. Que l’équipage se tînt en bas par ce temps de bruine, c’était probable. Mais, tout au moins, un homme serait de garde sur le pont. Il fallait donc éviter d’attirer son attention. Aussi, les avirons levés, le courant devrait suffire à porter l’embarcation sur le flanc de l’Alert.

En effet, en moins d’une minute, Harry Markel et ses compagnons raseraient la hanche de tribord du navire. Ni aperçus ni entendus, il ne leur serait pas difficile de se hisser par-dessus les bastingages et de se débarrasser du matelot de quart sans qu’il eût pu donner l’éveil.

Le navire venait d’éviter sur son ancre. Le premier flot commençait à se faire sentir, sans amener la brise avec lui. Dans ces conditions, l’Alert présentait son avant vers l’entrée de la baie, son arrière tourné vers le fond de l’anse Farmar, que fermait une pointe au sud-est. Cette pointe, il serait nécessaire de la contourner pour gagner le large et se mettre en direction du sud-ouest à travers le canal de Saint-Georges.

Donc, à ce moment, au milieu d’une profonde obscurité, le canot allait accoster le bâtiment par son flanc de tribord. Seul, au-dessus du gaillard d’avant, brillait le fanal suspendu à Pétai de misaine, et qui parfois s’éclipsait lorsque la brume tombait plus épaisse.

Aucun bruit ne se faisait entendre, et l’approche de Harry Markel et de ses compagnons n’avait pas attiré l’attention du matelot de garde.

Cependant ceux-ci purent croire que leur présence allait être signalée. Probablement, un léger clapotis parvint à l’oreille du matelot, dont on entendit le pas le long du bastingage ; sa silhouette se dessina un instant sur la dunette ; puis, se penchant au-dessus de la rambarde, il tourna la tête à droite et à gauche, comme un homme qui cherche à voir…

Harry Markel et les autres s’étaient couchés sur les bancs du canot. Il est vrai, lors même que le matelot ne les apercevrait pas, il distinguerait le canot, il appellerait ses camarades sur le pont, ne fut-ce que pour amarrer une embarcation en dérive. Ceux-ci chercheraient à la saisir au passage, et il ne serait plus possible de surprendre le navire.

Eh bien, même en ce cas, Harry Markel n’abandonnerait pas ses projets. S’emparer de l’Alert était pour ses compagnons et lui une question de vie ou de mort. Aussi ne chercheraient-ils point à s’éloigner. Ils s’élanceraient sur le pont du navire, ils joueraient du coutelas, et comme ce seraient eux qui porteraient les premiers coups, ils auraient probablement tout l’avantage.

D’ailleurs, les circonstances allaient les favoriser. Après être resté quelques instants sur la dunette, le matelot revint à son poste à l’avant. On ne l’entendit point appeler. Il n’avait pas même vu l’embarcation qui se glissait dans l’ombre.

Une minute après, le canot rangeait le flanc du navire, et s’arrêtait par le travers du grand mât, où l’escalade serait facile en se servant des porte-haubans.

Du reste, l’Alert ne s’élevait que de six pieds au-dessus de sa ligne de flottaison, qui dépassait à peine le doublage en cuivre de sa coque. En deux bonds, se hissant des pieds et des mains, Harry Markel et les siens retomberaient sur le pont.

Dès que le canot eut été amarré, afin que le flot ne put le ramener dans la baie, les coutelas furent passés aux ceintures — coutelas que les fugitifs avaient pu voler après leur évasion. Corty fut le premier à franchir la lisse. Ses camarades le suivirent avec tant d’adresse et de prudence, que l’homme de