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BOURSES DE VOYAGE

bonne provision de patience, en guettant chaque matin et chaque soir l’heure du courrier de l’étranger. Cela va de soi, c’étaient plus particulièrement les neuf lauréats qui se mettaient aux fenêtres donnant sur Oxford Street afin d’apercevoir le facteur du quartier. Du plus loin que se montrait sa tunique rouge — et l’on sait si le rouge est visible à grande distance, — les intéressés descendaient l’escalier quatre à quatre, se précipitaient dans la cour, couraient vers la grande porte, interpellaient le facteur, l’étourdissaient de leurs questions, et, pour un peu, eussent fait main basse sur sa boîte.

Non ! aucune lettre des Antilles, aucune ! Dès lors, n’y avait-il pas lieu d’envoyer un second câblogramme à Mrs Kethlen Seymour, afin de s’assurer si le premier était bien parvenu à son adresse, et en la pressant de télégraphier sa réponse ?…

Et, alors, en ces vives imaginations surgissaient mille craintes dans le but d’expliquer cet inexplicable retard. Est-ce que le paquebot qui fait le service postal entre les Antilles et l’Angleterre avait été désemparé par quelque gros temps ?… Est-ce qu’il avait disparu à la suite d’une collision ?… Est-ce qu’il s’était échoué sur quelque bas-fond inconnu ?… Est-ce que la Barbade avait disparu dans un de ces tremblements de terre qui sont si terribles aux Indes occidentales ?… Est-ce que la généreuse dame avait péri dans l’un de ces cataclysmes ?… Est-ce que la France, la Hollande, le Danemark, la Suède, le Royaume-Uni venaient de perdre les plus beaux fleurons de leur empire colonial dans le Nouveau-Monde ?…

« Non, non, répétait M. Ardagh, une telle catastrophe serait connue !… Tous les détails en seraient arrivés aux journaux !…

— Voilà ! répondait Tony Renault. Si les transatlantiques emportaient des pigeons, on saurait toujours s’ils font bonne route ! »

Très juste, mais le service des colombogrammes ne fonctionnait pas encore à cette époque, au grand regret des pensionnaires d’Antilian School.

Cependant, cet état de choses ne pouvait durer. Les professeurs ne parvenaient pas à réduire le trouble des esprits. On ne travaillait plus ni dans les classes ni dans les salles d’étude. Non seulement les primés du concours, mais leurs camarades, pensaient à tout autre chose qu’à leurs devoirs.

Pure exagération, on en conviendra. Quant à M. Ardagh, il ne ressentait aucune inquiétude. N’était-il pas assez naturel que Mrs Kethlen Seymour n’eût pas répondu par un télégramme qui n’aurait point été assez explicite ? Seule une lettre, et une lettre détaillée, pouvait contenir les instructions auxquelles il y aurait lieu de se conformer, faire connaître ce que serait ce voyage, dans quelles conditions il s’effectuerait, à quelle époque il devrait être entrepris, combien de temps il durerait, comment les dépenses en seraient réglées, à quel chiffre s’élèveraient les bourses mises à la disposition des neuf lauréats. Ces explications, à tout le moins, exigeraient bien deux à trois pages de lettre, et ne pouvaient se formuler dans ce langage négrogrammatique que parlent encore les noirs des colonies indiennes.

Mais toutes ces justes observations demeurèrent sans effet et le trouble ne se calmait pas. Et puis, voici que les pensionnaires qui ne bénéficiaient pas des avantages du concours, jaloux au fond du succès de leurs camarades, commençaient à les plaisanter, à les « blaguer », pour employer un mot qui figurera bientôt en bonne place dans le dictionnaire de l’Académie française. C’était là une mystification complète… Il n’y avait ni un centime ni un farthing dans ces prétendues bourses de voyage… Ce Mécène en jupons, qui avait nom Kethlen Seymour, n’existait même pas !… Le concours n’était qu’un de ces « humbugs » importés d’Amérique, leur pays d’origine par excellence !…