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JULES VERNE

même lorsqu’il lui échappait quelque citation latine. Aussi ne tarissait-il pas en éloges sur ledit Wagah, et il n’y avait aucune raison pour que ses jeunes compagnons ne le crussent pas sur parole.

Le dîner fut aussi joyeux que le déjeuner l’avait été, et, on voudra bien l’admettre, aussi bon que convenablement servi. De là, nouveaux éloges à l’adresse du cuisinier Ranyah Cogh, où les mots potus et cibus s’entremêlèrent dans les superbes phrases de M. Horatio Patterson.

Du reste, il faut l’avouer, malgré les observations du digne économe, Tony Renault, que son impatience rendait instable, quitta fréquemment le carré afin de voir ce qui se passait sur le pont où s’occupait l’équipage. La première fois, ce fut pour observer si le vent se maintenait en bonne direction, la seconde pour s’assurer s’il prenait de la force ou tendait à calmir, la troisième pour voir si l’on commençait les préparatifs de l’appareillage, la quatrième pour rappeler au capitaine Paxton la promesse de les prévenir lorsque le moment serait venu de virer au cabestan.

Inutile de dire que Tony Renault rapportait toujours une réponse favorable à ses camarades, non moins impatients que lui. Le départ de l’Alert s’effectuerait sans autre retard, mais pas avant sept heures et demie, au renversement de la marée, et le jusant le porterait rapidement au large.

Ainsi, les passagers avaient tout le temps de dîner, sans être obligés de mettre les bouchées doubles, ce qui eût vivement contrarié M. Horatio Patterson. Non moins soucieux de la bonne administration de ses affaires que de celle de son estomac, il conduisait ses repas avec une sage lenteur, ne mangeant qua petites bouchées, ne buvant qu’à petites gorgées, ayant toujours soin de bien mâcher les aliments avant de les laisser s’introduire dans le canal musculo-membraneux du pharynx.

Et souvent il répétait, à l’édification des pensionnaires d’Antilian School :

« C’est à la bouche qu’est dévolue la tâche du premier travail… Elle a des dents faites pour la mastication, tandis que l’estomac n’en a pas… À la bouche de broyer, à l’estomac de digérer, et l’économie vitale en ressentira les plus heureux effets ! »

Rien d’aussi juste, et M. Patterson ne pouvait avoir qu’un regret : c’est que ni Horace, ni Virgile, ni aucun poète de l’ancienne Rome n’eussent rédigé cet aphorisme en vers latins. Ainsi se passa ce dîner au dernier mouillage de l’Alert et dans des conditions qui n’avaient point obligé Wagah à installer la table de roulis.

C’est pourquoi, au dessert, Roger Hinsdale, s’adressant à ses camarades, porta la santé du capitaine Paxton en regrettant qu’il ne dût point présider aux repas du carré. Quant à Niels Harboe, il émit le vœu que l’appétit ne leur manquât jamais pendant toute la traversée…

« Et pourquoi l’appétit nous ferait-il défaut ? répliqua le Mentor, un peu animé par un verre de porto. Est-ce qu’il ne sera pas incessamment renouvelé par le grand air salin des océans ?…

— Eh ! eh ! dit Tony Renault, en le regardant d’un œil ironique, ne faut-il pas compter avec le mal de mer !…

— Peuh !… fit John Howard, on en est quitte pour quelques nausées.

— D’ailleurs, observa Albertus Leuwen, on ne sait encore si le meilleur moyen, pour le braver, est d’avoir l’estomac plein ou vide…

— Vide… assura Hubert Perkins.

— Plein… déclara Axel Wickborn.

— Mes jeunes amis, intervint M. Horatio Patterson, croyez-en ma vieille expérience, le mieux est de s’accoutumer aux mouvements alternatifs du navire… Comme nous l’avons pu faire pendant le trajet de Bristol à Queenstown, il est probable que nous n’avons plus