Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/244

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qui l’oppressait. Cet ennuyeux rouleau, qu’elle gardait bon gré mal gré, eût si facilement disparu dans l’eau qui portait les promeneurs ; mais le moyen de le lancer sans compromettre le mouvement rythmé de la rame qu’elle tenait ? et puis, en face d’elle, Olaf, au gouvernail, paraissait l’épier. Le retour se fit de même, et avec la barque si remplie qu’on n’osait pas remuer.

« Qu’as-tu donc, Marguerite, lui demanda le jeune garçon lorsqu’ils eurent atterri, on dirait que tu t’ennuies ?

— Quelle idée ! je m’amuse énormément au contraire.

— Tu soupires sans cesse.

— Pas du tout, je respire largement l’air embaumé des sapins.

Pourquoi n’en veux-tu pas convenir ?… commença Olaf, incrédule et hochant la tête.

— Que tu es assommant ! acheva Marguerite avec un geste peu aimable. Oh ! oui, j’en conviens, mais ce n’est pas de ta faute, mon « pauvre » garçon ».

Sans se froisser, il attacha sur la fillette ses bons yeux si francs :

« Je ne suis pas très intelligent, j’ai l’esprit lourd, tu me le dis assez souvent ; mais toi, tu n’es jamais méchante comme en ce moment… Tiens, tu as l’air… tu as l’air de n’avoir pas la conscience tranquille. »

Une vive rougeur couvrit le front de Marguerite, et, ne sachant que répondre, elle prit le parti de s’éloigner en lui jetant un regard indigné. Décidément, il fallait en finir avec les horribles papiers qui gâtaient son plaisir. Christine et Sofie aidaient leur mère à ordonner le repas du soir, la bande des jeunes invités causait et riait dans la salle, vers laquelle Olaf se dirigeait l’oreille basse. Avant d’y entrer elle-même, Marguerite contourna le chalet qui servait de cuisine et lança le cahier accusateur derrière un tas de bois. Voilà qui était fait ; maintenant elle pouvait se divertir ! C’était l’époque des jours prolongés, où les pays du Nord n’ont presque pas de nuit. Lorsque chacun eut apaisé l’appétit que, de dix à seize ans, on rapporte toujours d’une longue promenade, Christine, en vraie fille de la Suède, réclama « une petite danse », et Christian Osburn, le maître du gaard en personne, abandonnant sa pipe, vint s’installer, violon en main, sur le haut siège que sa fille avait préparé pour « l’orchestre ». Dans l’immense salle, tout le jeune monde se mit à tourner, à sauter, à glisser en mesure, tandis qu’au dehors les serviteurs profitaient de la musique pour se donner le même plaisir sur l’herbe. Rose et riante, Marguerite apportait à cet exercice un entrain extraordinaire ; à force de se démener, peut-être espérait-elle secouer le souvenir d’une action qui lui revenait sans cesse à l’esprit. Lorsqu’enfin l’heure du repos sonna, et qu’elle s’étendit sur l’étroite couchette préparée pour elle dans la chambre de ses amies, le sommeil ne vint pas tout de suite ; longtemps, malgré la fatigue de cette journée si remplie, elle réfléchit et chercha mille raisons pour se persuader qu’il était très juste de se défendre contre la mauvaise foi de Lotta.


III


Le gaard possédait deux chalets destinés aux étrangers. Olaf partagea le plus petit avec les autres garçons invités, et y dormit comme un brave enfant qui n’a rien à se reprocher. Ses compagnons ronflaient encore quand il se réveilla ; mais le soleil, qui avait à peine disparu pour se lever de nouveau, jetait des aiguilles de feu à la cime des grands pins. Olaf s’habilla et sortit sans bruit, désirant jouir de cette splendide matinée. Le labeur de la ferme allait recommencer. Il vint s’asseoir près de la cuisine, sur le gros tas de bois d’où l’on pouvait voir les hommes, dans leurs costumes aux vives couleurs, partir pour les champs, les femmes qui en revenaient chargées de vaisseaux pleins d’un lait mousseux. Une fillette d’envi-