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Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/261

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voisine, et qu’il aurait pu atteindre, ce soir de calme, dans un petit bateau comme celui où il avait l’habitude de pagayer à Penhoël presque sous les murs du château.

La volonté, le crime d’une poignée de misérables l’empêchaient seuls d’aller à cette terre qu’il espérait être encore son pays, vers laquelle son âme se tendait avec force.

Où pouvait-il être ? Il se souvenait maintenant d’avoir entendu les gens du navire parler de l’Espagne… Oui, c’était vers l’Espagne qu’on se dirigeait.

Yvon avait un peu étudié la géographie sur des cartes, avec Grande Manon, avec son grand-père ; mais il ne rapprochait, dans son imagination, que difficilement ces cartes, où l’on voyait tous les pays ensemble, occupant si peu de place sur le papier, et les vrais pays où il faut marcher longtemps pour avancer dans un sens ou dans l’autre, où l’on voit de la vraie mer et des terres aux bords tout échancrés, alors que sur les cartes ces bords sont des lignes. Cependant, en se forçant au raisonnement, il se dit que le navire devait se trouver en face de la Vendée, à peu près, puisqu’il était parti de la côte sud de Bretagne ; et il ne se trompait pas de beaucoup. Le navire avait même fait moins de route qu’Yvon ne croyait. On était dans la baie de Bourg-neuf, non loin de l’île de Noirmoutiers. Les contrebandiers avaient à y prendre terre, à y décharger des marchandises, et l’opération devait être tentée la nuit même.

Ce n’était plus la côte de Bretagne tout à fait, mais Yvon en était encore bien près. Il semblait qu’il la sentît. Son désir de gagner la côte prit une forme active, se formula en projets. Personne ne le surveillait, le pilote avait rejoint les soupeurs, on ne voyait plus le sommet des mâts où se tenaient les vigies, Il faisait très sombre sur le navire. Une seule lueur rouge se répandait du pont où elle éclairait le repas et se perdait au milieu des formes vagues des agrès.

Le projet d’Yvon se précisait de plus en plus dans son esprit et son cœur battait très fort. Il descendit auprès de Manette endormie, la prit dans ses bras et se dirigea du côté opposé aux dîneurs jusqu’à un endroit où il avait remarqué une échelle à nœuds accrochée au bordage. C’était par cette échelle, probablement, que l’expédition, la nuit dernière, était remontée à bord. Yvon s’imagina que les canots, les embarcations, étaient attachés à la coque des navires et les suivaient à la traîne. Il ne savait pas qu’il n’en est jamais ainsi, car, en route, les barques seraient continuellement projetées par les vagues contre le liane du navire, chavirées et brisées. Le pauvre enfant n’en descendit pas moins par l’échelle, tenant Manette endormie, et arrivé, non sans grande difficulté, un peu au-dessus de la mer, heureusement calme, il ne trouva que le vide. Point d’embarcation.

Le brave enfant, désappointé, mais non découragé, songea un instant à se jeter à l’eau, à s’enfuir à la nage. Il était excellent nageur. Peut-être eût-il pris cette mesure extrême, sans Manette, mais il avait trop l’expérience de ce que c’était que la mer et le flot pour s’imaginer qu’il pourrait tenir longtemps, même seul, et, à plus forte raison, gêné par un enfant à soutenir, qui se débattrait tout de suite, qui les perdrait tous les deux presque immédiatement.

Yvon remonta à grand’peine son fardeau endormi. Il le déposa tristement de l’autre côté du bordage et souffla. Il aperçut, en ce moment, suspendue au-dessus de l’eau, entre deux palans, immobile, prête à être lancée, une de ces embarcations qu’il s’attendait à trouver flottant contre la coque du bâtiment. Ce canot faisait une tache noire sur le ciel, à deux pas de lui. Yvon examina la manière dont la barque était attachée. Elle pendait, au bout des palans recourbés, à deux cordes passées dans des poulies ; et ces deux cordes venaient s’enrouler à un treuil, sorte de bo-