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Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/263

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ques instants, pleurait très fort, et abandonna la barque. Il avait de l’eau jusqu’à mi-corps, quand ses pieds rencontrèrent le sol. Il se dirigea vers la lumière, avec son fardeau, n’en pouvant plus, luttant contre la résistance du flot. On ne marche pas vite ainsi. Le flux le portait en avant pendant quelques pas ; le reflux le forçait à rétrograder sous peine de perdre pied. Il prit le parti de laisser plonger Manette pour garder un bras libre et nager. C’était la dernière chance. La petite fille absorba l’eau amère et fit silence. Le bruit des rames s’entendait maintenant tout près, dans l’ombre. Yvon luttait, aveuglé, nageant d’un bras et des jambes, tirant, de l’autre, le petit paquet vivant qui s’agitait faiblement… Le sang bourdonnait dans les oreilles du nageur… Il sentit qu’il allait s’évanouir. Il hurla un dernier appel… Les choses, déjà si indistinctes dans la nuit, s’embrouillaient devant ses yeux… Il avait lâché Manette malgré lui et continuait de nager machinalement, de plus en plus faible, la conscience presque absente.

Cependant, il entendit plusieurs voix héler du rivage et vit la tache noire du corps d’un homme qui s’avançait dans l’eau. L’éclair d’un coup de feu jaillit de tout près d’Yvon ; la détonation résonna à ses oreilles et fit écho dans son cerveau comme un son prodigieux… Il s’évanouit.

Les cris d’Yvon avaient attiré les gardes du port, mis en éveil, avant le crépuscule, par l’apparition de ce bâtiment suspect d’allures et son séjour dans la baie.

Quoique la nuit fût noire, les gardes de mer et les gens du pays se doutèrent de ce qui se passait, devinèrent qu’il y avait poursuite. Ils arrivèrent au secours d’Yves, au moment précis où les contrebandiers venaient de repêcher le petit nageur évanoui.

Les gens de la côte ne se trompèrent pas sur la qualité de ceux à qui ils avaient affaire ; l’existence et les incursions à main armée des coureurs de mer n’étaient que trop connues de Lorient à Bayonne : on tira sur la barque. Les contrebandiers ripostèrent. Personne ne fut atteint dans l’ombre.

Yvon saisi et jeté dans la chaloupe, les contrebandiers ne se soucièrent point de pousser plus loin l’action pour reprendre la petite tombée aux mains des habitants de la côte. Ils n’y tenaient pas autrement. Si elle parlait (et elle était trop jeune pour qu’on en tirât des renseignements bien précis), c’était tant pis. Ils firent force de rames vers le vaisseau. Aussitôt arrivé à bord, on mit Yvon à la chaîne. L’ancre fut levée, et on alla mouiller sous l’île de Noirmoutiers.

Manette fut recueillie dans une maison où une brave femme la déshabilla, la réchauffa devant un grand feu, et la coucha. Interrogée le lendemain, par le maire du lieu, Manette dit son nom et celui du château de la marquise, sa mère, situé non loin de Vannes. Elle n’était point malade. Son bain forcé ne lui avait fait aucun mal, et, sauf qu’elle réclamait de temps en temps, en pleurant, le grand Yvon, elle prenait son parti de tout du moment qu’elle était bien traitée. Elle avait vu tellement changer les visages autour d’elle que plus rien ne l’étonnait. Les autorités du district résolurent de la renvoyer à la marquise, profitant du départ d’un bateau côtier qui allait à Lorient, ville dont le château de Nérins n’était pas très éloigné. Ces braves gens, à vrai dire, apportèrent tout leur zèle à ce rapatriement ; peut-être espéraient-ils une récompense honnête que payerait la famille de l’enfant ?

Le château de Nérins était fermé. Manette, en répondant aux questions, avait raconté son histoire et nommé les Kornik, les derniers à qui elle avait été confiée. Elle avait désigné aussi Penhoël et dit qu’elle voulait aller chez « la Grande Manon » de Valjacquelein, mais qu’elle ne voulait pas retourner dans la grotte.