Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/278

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étaient encore en état de se battre. À Kosen, la brigade du général de Brheul fit des prodiges. C’est elle qui s’empara de Giulay, le général en chef de l’armée autrichienne qui fut battue par une seule division française.

— Je connais cet épisode.

— Tu sais alors que Napoléon fit M. de Brheul général de division et baron de Kosen.

— Oui. Oh ! cela, ma mère nous en a parlé.

— Justin Andelot et lui aimaient tant leur empereur, qu’après Waterloo, tous les deux donnèrent leur démission. Ils revinrent ensemble vivre dans leur cher Velay. Seulement, le baron était riche et Andelot ne possédait pas un lopin de terre. En sorte que le baron de Kosen lui proposa d’être son régisseur. Il avait hérité d’un oncle des bois et des terres considérables autour d’Arlempdes, sans compter l’argent ! En tout, une grosse fortune. Il fit construire le château de Vielprat pour lui, et la maison où nous sommes pour son ami. Ils vivaient presque sur le pied d’égalité, chassaient ensemble, faisaient des armes tous les matins, et n’avaient la plupart du temps qu’une table. Cela dura jusqu’au mariage du baron de Kosen. En 1820, — il avait à cette date trente-huit ans et Andelot vingt-huit, tu vois, mon enfant, qu’ils s’étaient retirés jeunes de l’armée, — en 1820, il épousa une de ses parentes de Bretagne ; une personne très hautaine. En 1826 ils eurent un fils. Sitôt le général marié, la situation d’Andelot avait changé du tout au tout. Il était le régisseur, et rien autre, pour la baronne. Elle ne l’admettait à sa table qu’à contre-cœur, et les relations d’amitié entre le général et le capitaine se bornaient à chasser de compagnie et à faire des armes le matin. Andelot commençait à trouver sa maison triste. Quelquefois, quand il y avait du monde au château, — ils recevaient beaucoup du temps de la baronne, — le général s’échappait un moment le soir. Mais, à cette époque, les de Kosen partageaient leur temps entre Paris, la Bretagne, quelques voyages. Si bien qu’il n’en restait guère pour Arlempdes. À la longue, Justin Andelot, pris d’ennui, songea au mariage. Et c’est moi qu’il choisit. C’était en 1835 : il avait quarante-deux ans. Ce n’était plus guère l’âge d’entrer en ménage, mais il avait pensé rester garçon toute sa vie. Le baron et son fils à aimer, leur fortune à accroître avaient contenté jusque-là son cœur et son activité. Je crois que, si Mme  la baronne avait été une femme simple, pas fière, qu’elle eût traité Justin en ami, jamais je n’aurais été sa femme. Enfin, Dieu voulut que la tristesse gagnât son cœur et l’amenât vers moi. J’étais orpheline et je n’avais que dix-neuf ans quand je l’épousai. Beaucoup me blâmèrent. Mais moi je l’aimais. Je le trouvais beau malgré que ses cheveux commençassent de grisonner. Il avait un visage si souriant, un regard si clair, et je le savais si bon ! »

Les yeux de Sophie Andelot se tournèrent vers le portrait du vieillard, et elle lui sourit avec une grande expression de tendresse.

« Je l’ai aimé jusqu’à sa mort, et maintenant, mon espérance, c’est que Dieu nous réunira vers lui un jour ou l’autre. Nous eûmes d’abord deux filles : elles sont mortes jeunes toutes les deux ; puis, en 1860, un garçon, dont le baron de Kosen fut le parrain et qu’il nomma comme lui et comme son fils : Philippe. Sa femme était morte alors, et les bonnes relations d’autrefois avaient repris. Il venait souvent s’asseoir à notre table, et, tout aussi souvent, emmenait Justin déjeuner ou dîner avec lui. Nos enfants et le sien s’élevaient presque ensemble. Tout le temps de son deuil, le baron le passa à Vielprat. Et, plus tard, l’habitude étant prise, il n’en sortit guère davantage. Au printemps, seulement, il conduisait son fils faire une visite dans la famille de sa mère. Mais voilà que, à dix-huit ans, ce jeune homme mourut. Quel deuil ! Nous-mêmes étions dans tout le chagrin de la mort des deux petites, par conséquent peu capables de consoler notre ami. Il n’y avait pour