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lippe la voyait se mettre au travail, entourée de ses femmes de chambre, qui cousaient sous sa direction, sachant qu’il y en avait pour quelques heures, il accourait chez nous avec toi. Nous voyions moins souvent tes sœurs ; mais, ton père et toi, vous étiez inséparables. Ce dont ta mère souffrait par-dessus tout, c’était de la crainte que, des habitants d’Arlempdes, qu’elle en croyait instruits, le bruit de notre parenté ne se répandit dans son monde, par les bavardages des serviteurs. De vrai, peu de gens s’en souvenaient encore ; c’était déjà lointain. Puis, le fils du baron était mort à Paris ; c’est là qu’on l’avait enterré ; rien ne le rappelait donc au souvenir des gens du pays. Depuis longtemps les anciens domestiques avaient été changés. Et nous avions bien soin de ménager le terrible amour-propre de cette pauvre femme. Ainsi, nous n’entrions jamais à l’église que tard après les autres, et nous laissions sortir tout le monde devant nous, afin de ne point rencontrer Philippe et sa femme sur la place.

Mais ta mère était inquiète et mal à l’aise ici, malgré tout. Le plus qu’elle pouvait, elle emmenait ton père en Bretagne. Il paraît qu’elle n’était plus la même, ailleurs. Si ce n’avait été pour nous, qu’il aimait toujours en vrai fils, je crois bien que Philippe aurait renoncé à habiter Vielprat, tant sa femme se métamorphosait en perdant de vue les girouettes du château. »

Grand’mère Andelot se tut.

Ils baissaient tous les deux la tête, songeurs, occupés à juger en eux-mêmes celle dont il venait d’être parlé, lui avec son cœur de fils, elle avec son inépuisable indulgence de chrétienne, qui sait qu’elle doit tout excuser, tout pardonner…

L’aïeule finit par reprendre, sans qu’Hervé eût parlé :

« Je serais injuste et toi ingrat si nous blâmions ta mère. Elle avait sur la noblesse, sur la supériorité qu’elle confère, des principes sucés avec le lait.

— Oui, oui, on ne dépouille pas cela… Moi je tiens surtout de mon père : ses idées, ses goûts, je les ai. Et cependant, grand’mère, j’avais six ans quand je l’ai perdu. Mais je l’aimais tant ! »

À présent ils causaient de toute la famille, de Claire et de ses parents surtout.

« C’est pour toi une bonne petite compagne, dit Hervé.

— Sûrement… sûrement… Oh ! elle est bien gentille. Mais on l’a un peu trop gâtée, il n’y a pas à dire.

— Mes deux bonshommes en raffolent.

— Pauvres petits ! C’est vrai qu’ils ont l’air de l’aimer.

— Vont-ils être contents de la savoir leur tante ! »

Grand’mère eut un geste indécis.

« J’avais promis à Victor de ne point parler à sa fille de notre parenté avec vous, jamais. Tu comprends… eux vous croyaient, toi et tes sœurs, instruits de tout et d’accord avec votre mère pour nous renier.

— Tu ne l’as pas cru, toi, grand’mère ? s’écria Hervé vivement.

— Je ne sais plus, mon petit… Je pensais le croire… Et à présent que je t’ai revu, il me semble que jamais je ne t’ai accusé de cela, ni Tiphaine, ni Brigitte… Ce qui était excusable pour la femme de Philippe, que l’on avait trompée, ne l’eût point été pour vous qui avez de notre sang dans les veines… Non, non… répéta-t-elle, je n’ai pas dû le croire… »

Mme  Andelot s’interrompit de parler, troublée par la question de son petit-fils, encore qu’elle y eût répondu avec sincérité.

P. Perrault.

(La suite prochainement.)