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lui a tourné les sangs. Et il disait encore, le pauvre homme, qu’il voulait aller à Nantes et que son maître avait eu tort de l’empêcher de le suivre.

— À Nantes ? Ils se sont donc dirigés vers Nantes ?

— Oui dame, monsieur Yvonnaïk, et, depuis ce temps-là, nous n’avons point de nouvelles. Mlle Manon en partant (et elle en a eu du courage notre demoiselle), m’a bien recommandé la petite et m’a dit qu’elle me ferait tenir des nouvelles par Charlik, qui savait lire, mais Charlik n’a rien reçu et depuis il n’est rien arrivé. Et je ne sais pas ce qui leur est advenu à eux autres. C’est-il Dieu possible que vous voilà, monsieur Yvon !…

— À Nantes, s’écria Yvon, mais j’y vais !

— Ah ! monsieur Yvon, il y a la guerre tout par là, les gars de Vendée se sont rébellionnés contre les habits bleus de Paris et beaucoup de par ici ont pris leur fusil sans rien dire et sont partis pour tâcher de sauver Monseigneur le Roi des griffes des Parisiens et aussi nos bons messieurs prêtres.

— La guerre, répéta Yves dans une ignorance complète de tous les événements de ces terribles années, qu’il avait passées séparé du monde des vivants en cette citadelle flottante de la contrebande. Qui est-ce qui fait la guerre ? Les Anglais sont venus ?

— Pas encore, monsieur Yvonnaïk, bien qu’on en parle. C’est nos gars de Bretagne qui se réunissent avec des fusils et qui tirent sur les gens de Paris. C’est pas une fille comme moi qui peut vous raconter ces choses-là, pour sûr. Si M. le recteur était ici, il vous expliquerait, mais ils l’ont fait partir pour Vannes.

— Qu’importe ! Il faut que j’aille à Nantes…

— Jésus Seigneur, n’en faites rien ; c’est pas la place d’un enfant dans la guerre !

— Je n’ai pas peur de la guerre. Combien y a-t-il de temps qu’ils sont partis avec ces soldats ?

— Va y avoir un mois seulement dans deux jours, monsieur Yvonnaïk. Il me semble qu’il y a bien plus longtemps, tant je me fais vieille. »

Yvon réfléchissait.

« Je vais à Nantes, déclara-t-il.

— Non, n’y allez pas, monsieur Yvonnaïk, on vous arrêtera là-bas, rien que parce que vous êtes fils de noble.

— Comment ? c’est parce qu’il est gentilhomme qu’on a arrêté mon grand-père ?

— Oui, monsieur Yvonnaïk. On court sus aux nobles maintenant. C’est à cause de cela que nos gars se réunissent pour se battre. Ils ne veulent pas qu’on touche à nos seigneurs, ah ! Dieu non ! »

Yvon commençait à comprendre, mais toutes ses idées étaient renversées. Il n’en était pas moins décidé à partir. Manette ne pouvait admettre qu’on la laissât seule aussi longtemps pour causer dans une autre chambre, elle fit irruption et se jeta de nouveau au cou de Grand Yvon.

« Tu ne vas plus jamais t’en aller, à présent, Grand Yvon, dis ? Tu vas rester avec moi pour attendre Grande Manon et Pépère. Je ne veux pas que tu t’en ailles, moi ! »

Yvon se sentit remué du langage de cette fillette de huit ans qui avait déjà traversé tant d’épreuves et vécu constamment entre des mains étrangères. Il décida qu’il ne partirait que le lendemain matin. Il passa la journée et la soirée à bavarder avec l’enfant. C’était à son tour d’interroger Petite Manette et d’obtenir d’elle des renseignements sur ceux qu’il aimait, mais il fit parler beaucoup aussi Jeannie et en tira le plus qu’il put. Il apprit tout ce qu’on avait tenté pour le retrouver, et il comprit que le chevalier n’était allé à Paris que pour cela. Il sut comment Manette était arrivée. Il continuait à ne pas s’expliquer l’arrestation de son vénérable grand-père, et l’absence de sa sœur. Suivant son habitude, prise dès l’enfance, il mûrissait son projet avant de partir, avant de se rendre dans une ville où