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eux-mêmes. D’ailleurs, à cette époque, on était moins habitué au luxe que maintenant, et les gentilshommes vivant à l’écart, sans voisins, ne se ruinaient point en frais de représentation.

Cependant, M. le chevalier aimait à voir sa fille en toilette, et, si simples que fussent ses robes, elles laissaient généralement à découvert ses bras blancs et son cou mince et élevé. Ses cheveux étaient aussi savamment disposés dans leur arrangement de boucles frisées. Rien n’était plus joli que la grande Manon dans ses toilettes toujours blanches, avec sa tête blonde et ses yeux sombres, pleins d’énergie.

Messieurs de Valjacquelein avaient gardé de leur ancien luxe l’habitude de soigner leur mise. Ils avaient même porté longtemps la perruque poudrée, selon la mode du temps, gilet de couleur, culotte collante, longs bas de soie et escarpins vernis. Ils se parfumaient d’une certaine poudre à la maréchale, et tous deux prisaient du tabac d’Espagne, ainsi que pouvaient le faire deux gentilshommes de leur rang, pour se distraire. La perruque, pourtant, avait disparu.

Yvonnaïk, quant à lui, ne faisait point toilette pour jouer sur la grève avec les gamins de Penhoël et pêcher des crabes ou des crevettes parmi les rochers ; mais sa sœur exigeait de lui une tenue convenable dès qu’il rentrait au château, et il était vraiment joli avec sa collerette blanche et son habit de velours ouvert sur son long pantalon collant.

Ainsi vêtus, en cérémonie, la famille de Valjacquelein prenait ses repas sur une table de chêne sculpté, sans nappe. Et quels repas ! Souvent, sauf les jours de gibier et de poisson, de simples galettes de blé noir avec du lait caillé, comme leurs vassaux.

Ces messieurs avaient bien autre chose en tête que la bonne chère. Ce régime frugal n’empêchait pas Yvonnaïk de pousser, robuste et droit, sous son apparence frêle, et Grande Manon, qui jamais n’avait eu un jour de maladie, d’être une jeune fille élancée et belle comme les lis du jardin.

Mais Manon restait foncièrement triste. Elle avait autrefois promis à sa mère de faire gaiement son devoir, de ne pas assombrir les peines inévitables de la vie par une mélancolie non certes sans douceur pour qui s’y laisse aller, plus dangereuse encore pourtant. Les jeunes filles sont déjà assez enclines à ces langoureuses tristesses dans lesquelles se perd leur énergie. Manon avait trop de charges, son cœur et son esprit trop d’occupations pour s’abandonner à des rêveries ou à des langueurs. Le rôle de très jeune mère qu’elle avait assumé vis-à-vis d’Yves provoquait forcément des éclats de gaieté, des rires de fillette. Lorsqu’elle jouait avec son enfant, comme si elle fût redevenue bébé, les souvenirs douloureux, toujours vivants en sa mémoire, faisaient trêve, et ainsi ils ne l’empêchaient point de se montrer d’ordinaire « la joie de la maison ».

Si, ce jour-là, elle était visiblement préoccupée et oisive, c’était pour deux raisons. Son père, le chevalier de Valjacquelein, avait annoncé le matin même qu’il venait de prendre un parti à l’égard d’Yves. Le garçon devenait trop grand pour continuer à s’amuser toute la journée (ou peu s’en fallait) et lui, le chevalier, ne pouvait se charger de faire l’éducation de son fils, car les nouvelles qu’on recevait de Paris, de plus en plus mauvaises, l’obligeraient sous peu à quitter Penhoël pour aller offrir ses services au Roy. Il faudrait mettre le garçon en pension, dans un endroit où on lui montrerait à tenir une épée en même temps qu’à expliquer Homère et Virgile.

Son père s’éloigner ! Les quitter ! Elle n’imaginait pas cela. Elle n’y croyait pas encore. Mais, en ce qui concernait Yvon, la pauvre Manon ne connaissait pas le grec, et elle ne faisait pas d’armes. Elle avait baissé la tête sans oser répliquer.