Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/418

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tenant une même pensée, qu’ils n’énoncent pas, mais ressentent jusqu’au plus profond de leur être : celle d’une confiance invincible et inébranlable dans la nouvelle machine. Il s’en dégage une telle impression de simplicité et de puissance, que tous, même Mme Massey, se demanderaient volontiers comment ils ont pu un instant la redouter. Au premier moment, elle a saisi la main de son mari en la serrant jusqu’à la broyer. Cette étreinte se détend insensiblement. Un soupir d’espoir monte aux lèvres de la pauvre mère, et M. Massey traduit véritablement la conclusion de tous ceux qui l’entourent en disant :

« C’est plus simple et plus rassurant qu’un ballon !… Avez-vous vu l’oiseau s’envoler, comme s’il en avait l’habitude ?… Ma parole, c’est à se demander comment il pourrait jamais retomber, une fois ses ailes déployées… C’est une pure merveille…

— Une pure merveille ! répéta Martial Hardouin. Ah ! ils ne sont pas à plaindre, nos voyageurs.

— Vous n’avez le droit d’envier personne, dit le docteur Lhomond, en désignant Tottie qui vient de s’endormir dans les bras de son papa. C’est moi, malheureux célibataire, qui aurais dû partir bien plutôt que ce cher Wéber, si au lieu de posséder ses talents je n’étais parfaitement inutile ici-bas !

— Inutile ! proteste la famille d’une voix. Quelle calomnie ! »

Et, en effet, depuis que les naufrages, la captivité, les périls partagés ont créé entre lui et les Massey comme un lien d’étroite parenté, il n’est pas un membre de la petite colonie à qui le bon docteur n’ait plus ou moins sauvé la vie.

« Voyez ! dit M. Massey en lui montrant sa femme à bout de forces et presque anéantie, que ferions-nous sans vous ? Allez, tout a été réglé pour le mieux, dans la mesure de nos besoins… Ma chère Marie, courage et espoir ! reprit-il en attirant sous son bras la main de sa femme pour rentrer à la maison. Tout ira bien, soyez-en sûre… Comment voulez-vous que des gaillards de cette trempe n’arrivent pas au but ?… Je ne vous donne pas un mois pour les voir reparaître avec la chère Nicole. Et alors, quelle gloire, quelles ovations !… Non pas qu’ils y tiennent. Vous les avez entendus. Pas de « pose » pour un sou. Ni lâchez tout ! ni cabotinage aéronautique… Nous y sommes ? En route, donc ! … Comme s’il s’agissait d’aller à Meudon et de revenir. Et, de fait, c’est aussi simple, avec leur machine… On dira ce qu’on voudra, mais ces enfants ont oublié d’être bêtes.

— Ce sont des héros, murmura la pauvre Mme Massey, des héros sans pitié pour leur mère. »

Cependant, l’Epiornis poursuit sa course. Pour la seconde fois il a franchi la Seine, d’un vol sûr et régulier ; il oblique au sud-est ; l’énorme ville flamboie sous lui, piquée de points lumineux, n’offrant à la vue qu’une masse confuse et imprécise ; à peine l’œil reconnaît-il l’Arc de Triomphe, l’Opéra, les tours Notre-Dame, le Père-Lachaise, dont les ombrages paisibles abritent tant de crânes tumultueux, à jamais calmés aujourd’hui… Un instant de plus et Paris s’efface dans la nuit ; le vol de l’Epiornis s’accélère, il va, il va, coupant, de son poitrail à angle droit et du tranchant de ses ailes, l’air, qui n’oppose pas la moindre résistance à sa marche et qui le porte sans le gêner. Un vent léger du nord-ouest qui s’est levé à l’arrière, semble fait à souhait pour offrir à l’hélice une prise plus forte de seconde en seconde. À quelle allure va-t-on ? Nul ne saurait le dire, et l’oiseau mécanique ne possède aucun appareil qui permette de la mesurer. À cinq ou six cents mètres sous lui, les plaines et les monts semblent fuir avec une vitesse vertigineuse, et il n’est pas trois heures du matin quand la barrière neigeuse des Alpes se dresse devant