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JULES VERNE

— Me gêner… moi !… Est-ce que j’ai l’air d’un homme que l’on gêne… et qui se gêne ?… D’ailleurs, je le veux ! »

Devant cette impérieuse formule, il n’y avait qu’à obéir.

Puis, lorsque M. Patterson voulut faire en règle les présentations des passagers :

« Mais je les connais tous, ces jeunes garçons ! … s’écria le planteur. Les journaux ont donné leurs noms, et je parie ne pas me tromper !… Tenez, voici les Anglais, Roger Hinsdale, John Howard, Hubert Perkins… et j’ai été eu relation avec leurs familles à Sainte-Lucie, à la Dominique, à Antigoa… »

Les trois Anglais ne purent qu’être flattés de cette déclaration.

« Et puis, reprit M. Barrand, ce grand blond-là… c’est Albertus Leuwen, de Saint-Martin…

— Précisément, monsieur, répondit le jeune Hollandais en saluant.

— Et ces deux braves à bonne figure, qui se tiennent à l’écart, c’est Niels Harboe, de Saint-Thomas, et c’est Axel Wickborn, de Sainte-Croix… Vous voyez, je n’en manque pas un !… Et toi là-bas, le petit, à l’œil vif, qui ne peux rester en place, que le diable m’emporte si tu n’as pas les veines pleines de sang français…

— Jusqu’à la dernière goutte, déclara Tony Renault, mais je suis né à la Martinique.

— Eh bien… tu as eu tort !…

— Comment… tort ?…

— Oui !… Quand on naît français aux Antilles, il faut que cela soit à la Guadeloupe et non ailleurs, parce que la Guadeloupe… c’est la Guadeloupe !…

— On naît où on peut… s’écria Tony Renault, en partant d’un éclat de rire.

— Bien répondu, le gaillard, répliqua M. Barrand, et ne crois pas que je t’en veuille pour cela…

— Quelqu’un en vouloir à Tony, dit Louis Clodion, cela ne serait pas possible !

— Et ne croyez pas non plus, ajouta le planteur, que j’aie l’intention de déprécier la Martinique, la Désirade ou autres îles françaises ! … Mais, enfin, je suis de la Guadeloupe, et c’est tout dire !… Quant à ce grand secco… là-bas… avec sa chevelure blonde… ce doit être Magnus Anders…

— Lui-même, mon oncle, répondit Louis Clodion, et qui, à Saint-Barthélemy, n’a plus trouvé son île, ou, du moins, elle avait cessé d’être suédoise…

— En effet, répondit M. Barrand, nous avons appris cela par les feuilles !… La Suède nous a cédé sa colonie !… Eh bien, Anders, il ne faut pas se faire tant de chagrin !… Nous vous traiterons en frère et vous finirez par reconnaître que la Suède n’a pas de meilleure amie que la France !… »

Tel était M. Henry Barrand, tel l’oncle de Louis Clodion. Dès cette première entrevue, les jeunes passagers le connaissaient comme s’ils eussent vécu sur ses plantations depuis leur naissance.

Avant de se retirer, M. Barrand ajouta :

« À onze heures, le déjeuner… et un bon déjeuner pour tous !… Vous entendez, monsieur Patterson ?… Je n’admettrais pas dix minutes de retard…

— Comptez, monsieur, sur mon exactitude chronométrique », répondit M. Patterson.

M. Barrand emmena son neveu dans le canot qui l’avait conduit à bord dès l’arrivée de l’Alert.

Peut-être Basse-Terre se présente-t-elle dans de meilleures conditions que la Point-à-Pitre. Située à l’embouchure de la Rivière-aux-Herbes, près de la pointe extrême de l’île, peut-être provoque-t-elle plus vivement l’admiration des visiteurs avec ses maisons disposées en amphithéâtre, les jolies collines qui l’entourent. Il est probable, pourtant, que M. Henry Barrand n’aurait pas voulu en convenir, car, s’il faisait de la Guadeloupe la première des Antilles françaises, il faisait de la Pointe-à-Pitre la première ville de la Guade-