Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/455

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comprend sans explications sa pensée secrète, ne souligne par aucun commentaire cet écart de la ligne droite.

Penché à l’un des hublots inférieurs, il voit se déployer la verdoyante immensité de ce veldt jadis si prospère, aujourd’hui semé de ruines calcinées, restes lamentables de ce qui naguère était un foyer paisible de tant d’heureuses familles. Il distingue des troupes en marche ; aperçoit le réseau de « blockhaus » établi pour entraver les mouvements des Boers ; il distingue de haut leurs curieux retranchements, pareils aux tronçons d’un immense reptile, fossés profonds creusés en zigzag, de façon à se parer du feu en enfilade, longs de vingt mètres environ et séparés les uns des autres par une distance de cinq à six mètres. Ces fossés creusés en forme de silos, c’est-à-dire comme une jarre plus étroite à l’entrée qu’à la base, offrent un abri relativement sûr contre les éclatements d’obus fusants ; leur seul défaut est qu’il n’est pas facile d’en sortir promptement.

Comme l’œil de Gérard étudiait, avec un intérêt passionné, ces tranchées derrière lesquelles le pauvre Boer défend intrépidement son indépendance, un parti de cavaliers arrivant de loin attire soudain son attention. Ce sont des Boers, il n’en peut douter ! Tout, leur allure, leur costume, leurs armes, leurs chevaux, les fait reconnaître pour tels.

« Henri ! s’écrie le jeune frère triomphant, descendons, descendons ! J’aperçois des amis, j’en suis certain !…

— Des Boers ? demanda brièvement Henri, commençant à manœuvrer vers la terre.

— Des Boers ! je reconnais leur fière allure, le pas vif de leurs petits chevaux, le sac de toile plein d’eau pendu à l’arçon de la selle, les cartouches et la petite provision de belltong (viande scellée) suspendue en bandoulière ! … »

Ces gens progressaient en silence, sur l’herbe haute, et ne furent, sans doute, pas peu surpris lorsqu’une voix venant du ciel les héla tout à coup en langue du pays. Un bref colloque s’engagea :

« Holà ! une minute d’entretien, s’il vous plaît !

— Qui va là ? demanda le chef surpris.

— Amis ! cria Gérard de sa voix franche et vibrante. Y a-t-il ici quelqu’un qui ait connu mon père, le maître de Massey-Dorp ?

— Moi, Johannès Smett, dit l’un des hommes.

— Avez-vous connu les Mauvilain ?

— Oui. Tous des braves. Honneur à leur mémoire !

— Savez-vous ce qu’est devenue Nicole Mauvilain ?

— Prisonnière à Modderfontein ; puis, à la suite d’une tentative d’évasion, embarquée pour le camp de Ceylan.

— Merci ! C’est tout ce que nous désirons savoir. Adieu ! bonne chance ! »

Avant que les Boers stupéfaits aient rien compris à ce qui se passe, Henri a imprimé à sa poignée le mouvement ascensionnel : d’un bond l’Epiornis est remonté dans les nuages.

Définitivement affranchi de la cruelle incertitude qui oppressait son chef, il tourne le dos au Transvaal, pointe franchement vers le nord-est, et, comme pour rattraper le temps perdu, imprime à son hélice une allure vertigineuse. Les étoiles semblent rouler autour des voyageurs comme une poussière animée ; les hauteurs de l’infini résonnent du bruissement insolite de la machine en marche. En trois heures, la côte du Natal est atteinte et dépassée. Maintenant, la terre disparaît derrière les voyageurs. Sous leurs pieds s’étend la plaine mouvante de l’océan Indien. Au loin, vers le sud-est, s’estompent, comme un léger nuage, les cimes de Madagascar. C’est au nord-ouest, vers Ceylan, que court l’Epiornis. Se jouant, comme une hirondelle, au gré de l’impulsion que lui imprime son pilote, l’oiseau mécanique monte et descend, tantôt rasant les flots à quelques mètres, tantôt s’enlevant