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pable de réparer ici les avaries du Silure, je n’aperçois pas trop…

— Oh ! si on s’adresse aux professionnels !… Tirez-les de leur routine habituelle et ils ne sont plus bons à rien ! dit Gérard, non sans pétulance.

— Je serais curieux de savoir ce que vous feriez à ma place, répliqua le commandant d’un ton piqué.

— Eh ! le sais-je ?… J’essayerais peut-être de reconstituer l’Epiornis pour envoyer des éclaireurs à la découverte…

— L’Epiornis ! répéta tristement Henri. Crois-tu donc que Wéber et moi n’y ayons pas songé ? Et que je rêve d’autre chose ?… Mais où prendre les matériaux et les outils nécessaires à une telle réfection ?… J’ai assez étudié la question, examiné les débris informes de notre malheureux aviateur… La carcasse défoncée, l’hélice hors d’usage, l’omoplate droite fracassée, l’articulation ouverte, l’aile en morceaux… à peine l’aile gauche vaut-elle mieux, du reste. Où prendre le cuivre, l’aluminium, la fonte d’acier, le marteau pilon, les moules nécessaires pour refaire ces organes indispensables ?… Cette île maudite ne contient rien, absolument rien, sinon de la pierre… À moins d’établir un squelette de granit, je ne vois pas… Encore si nous l’avions, ce bienheureux squelette, je me chargerais bien, avec les seules ressources du Silure et de sa forge, de l’enlever sur mon moteur !… Mais à quoi bon le moteur, si le levier manque ? »

Un silence tomba sur le groupe des naufragés, assis en cercle sur le sable de la grotte. Soudain, Gérard, qui, de sa place, faisait face a la mer, se redressa vivement, en poussant un cri de joie.

« Je ne me trompe pas !… Là-bas !… regardez ! … Une voile !… »

À l’instant, tous furent debout, suivant des yeux la direction que leur indiquait le bras tendu.

Au loin, sur la ligne sombre de l’horizon, on distinguait vaguement une sorte de tache blanchâtre.

« Un navire !… J’en jurerais !… » répéta Gérard. Et, bondissant hors de la grotte, il se mit à gravir la falaise d’une vitesse à se rompre cent fois le cou, s’il n’avait pas eu le pied plus sûr qu’un chamois ; arrivant comme une bombe sur l’homme de garde, préposé à l’entretien du fover :

« Vite !… Grand feu !… Un navire !… commanda-t-il, ne perdons pas une seconde ! »

Et, joignant l’action à la parole, ramassant à poignées les goémons secs et les jetant sur le tas déjà allumé, il activait la flamme à pleins poumons, tandis que le matelot, immobilisé par la surprise, scrutait éperdument l’horizon.

« Where about, sir, where[1] ?… » répétait-il en tremblant, son rude visage convulsé d’émotion.

Et quand, enfin, il aperçut la faible blancheur qui pâlissait dans le lointain, sa joie se manifesta d’une façon poignante. Tombé à genoux, il tendait les bras vers le navire et de grosses larmes roulaient de ses yeux grands ouverts sur ses joues bronzées. En bas, les autres chantaient, dansaient, s’embrassaient comme en délire. C’est qu’il n’y a pas de sort plus redouté du marin que l’abandon sur une île déserte ; aussi la perspective de la délivrance, dont ils commençaient à désespérer, faisait perdre la raison à ces infortunés. Un à un, ils montaient sur la falaise avec des gestes fous.

Les officiers, M. Wéber, Henry les ayant bientôt rejoints sur le sommet du rocher, tous se turent, attendant, pressés les uns contre les autres, le cœur leur martelant la poitrine à grands coups, l’arrivée des sauveurs. La carabine sous le bras, le commandant et M. Wilson se tenaient prêts à tirer

  1. « Où donc, Monsieur, où ?… »