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Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/594

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COMME NEIGE AU SOLEIL… (Suite et fin.)

Quand l’apprenti rentra, après une longue attente chez le pharmacien, il fut très surpris d’apprendre que son maître avait déjà avalé sa tisane des quatre fleurs.

« Oui, oui, répéta le bonhomme en se frottant les mains, c’est une petite fée qui me l’a apportée. »

Jaquissou fut tout près de croire que le malade divaguait, et quelque chose de cette idée passa dans ses yeux.

« Je sais encore ce que je dis, affirma l’émailleur. J’ai reçu la visite d’une petite fée ; elle glissait sans bruit à travers la maison… Figure-toi qu’elle s’appelle Catherine, comme ma mère !… Mais, au fait, tu la connais ! … Il paraît, mauvais drôle, que tu dérobais une partie de mes provisions pour les lui porter. »

Jaquissou se redressa, les joues en feu :

« Monsieur Léonard, dit-il, je n’ai rien dérobé, car la charité même ne saurait excuser le vol ; j’ai donné à Catherine et à Pierrot mon déjeuner du matin et mon dîner du soir, ma part, enfin…

— Comment, ta part ?

— Mais oui, le lait et le fricot… Je ne mangeais que de la soupe et du pain sec !… C’était bien suffisant pour un campagnard comme moi !… »

Le vieillard resta silencieux ; il enveloppait d’un regard étrange l’enfant qui se tenait devant lui, le front haut, le regard droit, ainsi qu’il convient à l’innocence.

Puis, il ferma les paupières, et Jaquissou, croyant que son maître voulait dormir, emmena ses gros souliers ailleurs.

Léonard ne dormait pas. Derrière ses paupières closes, il voyait défiler le passé : d’abord, son enfance heureuse entre ses parents qui le gâtaient — trop peut-être — et une sœur cadette qui subissait tous ses caprices… Puis sa jeunesse laborieuse, mais égoïste, qui sacrifiait à l’art ses amitiés. Sa sœur Marie tenait son ménage, lui servait les plats qu’il aimait… il pensait que cette vie durerait toujours… Ne s’était-elle pas avisée d’épouser un voisin, peintre-décorateur dans une fabrique de porcelaine ?

Léonard ne lui avait jamais pardonné ce qu’il appelait sa trahison : il refusa de la recevoir et ne voulut même pas connaître plus tard sa petite nièce…

Son cœur se raccornit : la vieille porte ogivale resta fermée aux enfants, aux pauvres, à toutes les souffrances, et la douce odeur des roses ne flotta plus en juin dans l’atelier… Marie était morte, vingt ans plus tard, son mari aussi… Qu’était devenue leur fille ? L’émailleur jusque-là ne s’en était guère préoccupé : il avait refoulé, dans un coin obscur de son âme, le remords qui, souvent, essayait d’en sortir…

Aujourd’hui, sa faiblesse le rendait incapable de résistance. Le remords quitta en tapinois sa retraite sombre et s’installa en pleine lumière…

Pour la première fois, Léonard comprit nettement qu’il s’était conduit en cœur de pierre… Les mains adroites et douces de Catherine n’avaient pas seulement étiré les draps et redressé les oreillers : elles avaient encore — et sans le savoir, — soulevé le voile qui retenait captifs les souvenirs pénibles du passé…


V


La journée parut longue au vieillard. La fillette reviendrait-elle comme elle l’avait promis ? Justement le docteur prescrivait un nouveau traitement. Jaquissou serait absent à l’heure de la visite annoncée… Et cela vaudrait mieux…