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renverse, ses yeux roulent convulsés dans son visage exsangue…

Ils rencontrent ceux de Gérard, penché pâle d’épouvante au-dessus du rebord d’acier.

Alors sur les lèvres blanches du pauvre petit passe un sourire si tendre, si affectueux, que le jeune Français se sent remué jusqu’au cœur ; il comprend au mouvement des lèvres de Djaldi qu’il essaye d’articuler : « Bon Sahib !… »

« Oui, cher petit, courage !… Le bon Sahib va tâcher de te tirer de là », murmure-t-il. Et se tournant vers Henri.

« Djaldi est tombé par-dessus bord, prononce-t-il brièvement. Il est accroché sous l’Epiornis. Il faut descendre. »

Un dernier regard jeté sur l’enfant le lui montre suspendu sur l’abîme, oscillant comme une écharpe légère : ses pieds ont cédé, il n’est plus soutenu que par ses frêles mains…

Henri, avec sa froide décision, a commencé la manœuvre pour descendre ; manœuvre redoutable, périlleuse toujours, même avec une machine éprouvée et pour se poser en terre ferme. Il s’agit cette fois de viser un des icebergs flottants, de parvenir à y prendre un point d’appui assez long pour repêcher l’enfant et le replacer dans la nacelle…

Entreprise folle, impossible, semble-t-il…

Mais, tandis que Gérard, avec une activité fébrile, attache solidement des courroies, des cordes qui pourront servir à son dessein, un cri déchire l’espace :

« Sahib !…oh ! Sahib !… je tombe !… »

Pris aux entrailles par cet appel, Gérard ne raisonne plus : il s’est jeté par-dessus bord ; il s’accroche des pieds aux lanières qui maintiennent les différentes pièces de la cage thoracique, il se lance dans le vide… ses mains saisissent à poignées la chevelure de Djaldi au moment même où, ouvrant les doigts, il se laissait aller dans l’abîme… Ils restent ainsi suspendus, Gérard, la tête en bas, tenant comme dans un étau le petit corps privé de sentiment, tous deux oscillant terriblement à cinq cents mètres au-dessus de la mer orageuse…

Henri n’a pas perdu son sang-froid un instant, et son esprit lucide a reconstitué chaque péripétie de la scène qui se déroule derrière lui. Ne pouvant quitter une seconde son moteur, l’ouïe seule lui apprend ce qui se passe. Il a entendu le cri déchirant de l’enfant, senti la violente secousse qui a accompagné le saut de Gérard… Le cœur sur les lèvres, il a attendu dans l’angoisse le double cri, l’allégement de l’appareil qui lui annonceront la catastrophe définitive… Quelques secondes — des siècles ! — s’écoulent ; le poids permanent de l’aviateur, les oscillations continues lui prouvent qu’il n’est rien arrivé d’irréparable.

Bientôt la voix de Gérard lui parvient, un peu rauque et haletante, mais joyeuse :

« Ohé ! Henri !… tu m’entends ?…

« À droite !… à droite !… doucement !… ralentis… Un iceberg ! on pourra peut-être l’atteindre ! »

Manœuvrant avec des précautions infinies, Henri s’efforce d’obéir à ces instructions insuffisantes. Il incline vers la droite, descend sur une ligne oblique et, au milieu du danger, malgré le péril effroyable, il ne peut réprimer un sentiment d’orgueil en constatant une fois de plus l’admirable précision de son engin…

Tout à coup un grand cri, un choc violent, et l’aviateur, comme débarrassé du fardeau qui lui pesait, remonte d’un bond dans l’espace …

Lâchant une des poignées, Henri se précipite vers le bord et, penché sur le gouffre, irrésistiblement emporté par le mouvement ascensionnel de l’oiseau articulé, il distingue sur sa droite un énorme iceberg, voguant majestueusement sur les flots. Et, sur une étroite anfractuosité, un creux à peine assez large pour donner place à deux pieds, il entrevoit