Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/659

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui avait prévu le cas, nous invite en conséquence à nous arrêter sur les bords d’un oued fangeux. D’une musette de laine accrochée au pommeau de sa selle, il tire successivement un gigot et quelques côtelettes, — restes d’un « messaouar » de la veille, — puis quatre galettes de pain[1] et des dattes. Repas, sinon très plantureux, du moins suffisant et que nous sûmes apprécier à sa valeur.

Un peu altéré, j’attendais, non sans impatience, que Slimane offrit également de quoi boire — lait ou eau conservés dans quelque peau de bouc. — Rien. À la fin, n’y tenant plus, je lui montre ma timbale d’un air interrogateur et fais le geste de boire. Il rit aux éclats et, désignant le liquide bourbeux qui coule à nos pieds, prononce : « L’oued ! » « Ça ? Pouah !… Il se moque de moi, dites, monsieur Naimon ?

— Non pas, mais vous l’étonnez beaucoup en demandant autre chose. Essayez de boire cela ; vous verrez qu’on s’y fait : Tenez ! » Et il me donna l’exemple.

Alors, à l’aide de mon mouchoir comme filtre, je commençai par passer le liquide jaune ; je parvins tout au plus à le débarrasser d’un peu de son sable, mais non de sa couleur ocrée. C’était bien long, en outre, et insuffisant comme procédé. C’est pourquoi je me décidai à boire simplement, sans autre cérémonie, à même l’eau puisée. Et ma foi, je l’avoue à ma honte, le premier dégoût surmonté, je m’y habituai très vite.

Mon pauvre vieux Porthos, en nous regardant manger, faisait triste mine. Hélas ! je n’avais rien pour lui : pensant, d’après les renseignements reçus, le douar beaucoup plus proche, nous n’avions pas emporté d’orge.

Et, vraiment, il m’eût fallu déployer une charité à laquelle se refusait mon appétit, pour partager avec lui mon misérable morceau de galette. J’essayai bien de le consoler en lui promettant, pour le soir, des musettes bondées ; j’ai peur de n’avoir pu le convaincre.

Vers trois heures et demie, arrivée à sensation au milieu d’un important douar ; installation dans une des grandes tentes centrales, non loin de celles de la famille de Slimane. Et bientôt, allongés sur des tapis, autour d’un plateau en cuivre repoussé, nous savourions le café traditionnel. Notre hôte, accroupi auprès de nous, causait à M. Naimon en gardant dans les mains ses pieds nus. Je commençai par me choquer de ce laisser-aller de tenue. Puis je songeai que les mœurs du nomade, même lorsqu’il est « de grande tente[2] » tiennent peu de nos habitudes d’hygiène et de propreté : l’eau, cette chose rare, il ne faut pas la perdre à des ablutions. Quant au berger, à l’homme de peu, s’il est lavé parfois, ce ne peut être que lorsqu’il pleut.

Le Prophète les connaissait bien, ses fidèles, lorsqu’il leur faisait une obligation des ablutions. Par malheur il dut se contenter d’en imposer le simulacre lorsque l’eau manquerait… et elle manque presque toujours. De la conversation tenue par M. Naimon avec le caïd je ne comprenais rien. Simplement me frappa, prononcé à plusieurs reprises, et sans tendresse, le nom des Oulad Sidi Cheikh. — Oui, je sais ; les Trafis, parmi lesquels figurent les Oulad abd el krimm, les détestent : vieille querelle de frères ennemis. — Mais je m’ennuyais et je sortis, dans l’intention de faire un tour de douar. Idée malencontreuse : je faillis être dévoré par les chiens. Chaque tente possède un certain nombre de ces gardiens indispensables pour des habitations souvent isolées. Vilaines bêtes, au museau pointu, à la queue très fournie,

  1. La galette des Arabes, leur pain, est de pâte non fermentée. Elle se fait parfois avec de la farine de froment très pure, mais beaucoup plus souvent avec de la grossière farine d’orge, pleine de son, simplement pétrie avec de l’eau et légèrement durcie. Du pain complet, comme on voit.
  2. Avoir une grande tente est signe de richesse et de race. On dit : un homme de grande tente.