Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/672

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objection ne valait rien… Quel beau tintamarre ! … Quelle illumination !… Nous aurions fait, je crois, pauvre figure au milieu de ce tourbillon. Mais nous voici bien retardés par cette reculade. Et comment allons-nous faire pour nous tirer de la difficulté ? Comment traverser la région des tempêtes ? S’il nous faut éternellement tourner bride devant l’orage, je crains bien que nous n’avancions guère ?

— Il faudra louvoyer. C’est inévitable. Avec du tact et de la patience, nous tournerons l’obstacle.

— Va pour la patience ! » fit Gérard en soupirant.

Puis, reprenant soudain sa belle humeur :

« Sais-tu, Henri, qu’on peut se réjouir d’un incident qui fait ainsi valoir la perfection de ton moteur ? Par ma foi, il obéit au doigt et à l’œil, comme un cheval de sang bien dressé !

— Oh ! toi, dit Henri, heureux de l’éloge de son frère, il n’y a pas de danger que tu laisses jamais échapper le beau côté des choses !

— Moi ! Je me trouve ici comme un poisson dans l’eau. Et n’était la hâte que j’éprouve d’expédier là-bas un télégramme rassurant, je ne demanderais mon reste à personne… Mais, assez causé, n’est-ce pas ? Cette fois, j’exige, entends-tu ? J’exige que tu me cèdes ta place. Je t’ai bien écouté et observé ; je ne suis pas manchot ; je ne quitterai pas de l’œil le compas, et je te donne ma parole d’honneur de t’éveiller au moindre grain, à la plus petite alerte… Que peux-tu demander de plus ?…

— C’est bon ! Je me rends ! répondit Henri, qui se sentait épuisé de lassitude. Assieds-toi là, et faisons tout de suite une expérience. Il est temps de mettre le cap sur le nord. Manœuvre en sens inverse de ce que tu m’as vu faire : je te surveille… Ne crains point…

— Je ne crains pas ! » fit Gérard fermement.

Et, avec autant de soin que d’assurance, il exécute sans la plus petite erreur les mouvements. Obéissant au doigté de l’apprenti mécanicien, l’Epiornis ralentit son allure, tourne sur lui-même, s’élève un peu plus dans le ciel, puis reprend son essor majestueux et rapide, tandis qu’Henri gagne, d’un pas de somnambule, l’intérieur de la cabine, se laisse tomber sur la couchette, s’y endort instantanément d’un sommeil de plomb.

« Enveloppe-le bien dans sa couverture, Djaldi, ordonna Gérard par-dessus son épaule, se faisant scrupule de manquer à sa parole, même de l’épaisseur d’un cheveu, pour s’assurer de ses yeux que le vaillant pilote était entouré de tous les soins nécessaires.

— C’est fait, Sahib. Et j’ai avancé le capuchon sur ses yeux pour le préserver du « serein ».

— Bravo ! mon petit homme. Continue à veiller sur lui. Et si tu remarques quoi que ce soit de particulier sur sa physionomie, dis-le-moi tout de suite.

— Le grand Sahib est bien pâle, observa Djaldi, après un certain temps de course vertigineuse à travers l’espace.

— Il a besoin de nourriture. Telle était sa fatigue qu’il n’a même pas eu la force de manger. Je voudrais bien qu’il put avaler quelque cordial… Prends le flacon d’eau-de-vie, remplis à moitié un petit gobelet, et tiens-toi prêt à le lui faire accepter au premier mouvement qu’il fera, mais sans détruire ce sommeil précieux. Est-ce compris ?

— Entendre, c’est obéir ! » fit sentencieusement le petit Hindou, qui désobéissait bien parfois en dépit de ses belles formules, mais dont les bonnes intentions n’étaient pas douteuses. Ayant saisi avec beaucoup d’intelligence les instructions de Gérard, il fit exactement ce qui lui était prescrit, remplit à demi le petit gobelet, et se mit en faction près du dormeur, observant patiemment pendant plus de trois quarts d’heure le pale visage amaigri et immobile. Alors Henri, agité de quelque rêve passager, articula des paroles sans suite ; Djaldi, saisissant adroitement son moment,