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Page:Histoire anonyme de la première croisade, trad. Bréhier, 1924.djvu/75

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lui ni les siens ne trouvèrent moyen de leur nuire. En dernier lieu, tous les hommes de haute naissance qui se trouvaient à Constantinople furent assemblés[1]. Dans la crainte d’être privés de leur patrie, après avoir tenu conseil et dressé des plans ingénieux, ils imaginèrent que les chefs de notre armée, les comtes et tous les grands, devraient prêter à l’empereur un serment de fidélité. Mais ceux-ci refusèrent en disant : « Ceci n’est pas digne de nous, et il nous semble juste de ne lui prêter serment en aucune manière. »

Peut-être arrivera-t-il encore que nous soyons déçus par nos chefs[2]. Que feront-ils en fin de compte ? Ils diront que, poussés par la nécessité, il leur a fallu, bon gré, mal gré, s’humilier devant la volonté de l’empereur[3] !

Au très courageux Bohémond, qu’il redoutait beaucoup, car jadis il avait dû plus d’une fois décamper devant lui avec son armée[4], l’empereur promit que, s’il prêtait serment sans se faire prier, il recevrait de lui, au delà d’Antioche, une terre de quinze journées de marche en longueur et de huit journées en largeur ; il lui jura que, s’il tenait fidèlement son serment, lui-même n’oublierait jamais le sien[5]. — Comment des chevaliers si braves et si rudes ont-ils agi ainsi ? Sans doute étaient-ils contraints par une dure nécessité.

L’empereur, de son côté, promit à tous les nôtres foi et

  1. Il s’agit des hauts fonctionnaires (οἱ ἐν τέλει, les gens en place) qui formaient le conseil de l’empereur. L’Anonyme est le seul à parler de ce conseil. Anne Comnène (X, 11, p. 97) mentionne simplement le serment prêté par les chefs croisés.
  2. Bongars et l’éditeur des Historiens occidentaux, t. III, p. 125, comprennent cette phrase dans les paroles des chefs, mettant les guillemets après « delusi erimus », ce qui n’a aucun sens. Il s’agit d’une réflexion de l’Anonyme. L’emploi du futur montre que le morceau a été écrit sous l’impression des événements.
  3. Réflexions curieuses qui montrent combien l’opinion géné- rale jugeait sévèrement la conduite des chefs. Foucher de Chartres (I, 9, p. 332) explique, pour justifier le serment, que les croisés eussent été impuissants s’ils ne s’étalent conciliés l’empereur. Au contraire, Raoul de Caen (11, p. 612-613) développe les mêmes idées que l’Anonyme.
  4. Allusion aux victoires de Bohémond sur les armées impériales pendant la guerre de Robert Guiscard contre l’Empire (1081-1085), mais Bohémond lui-même avait fui devant Alexis à Larissa (Chalandon, Alexis Comnène, p. 62-94).
  5. L’Anonyme, bien informé de ce qui touche Bohémond, est le seul (avec ses imitateurs) à parler de ce traité secret. D’après Anne Comnène (X, 11, p. 97-98), Bohémond prêta serment sans difficulté et reçut de magnifiques présents, puis il demanda la charge de grand domestique d’Orient ; Alexis lui fit une réponse dilatoire.