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pouvait réciter par cœur les tables de logarithmes de Neper. Quoiqu’il fît grand cas des médecins, il ne voulait pas y avoir recours : fier de n’en avoir jamais eu besoin, il soutenait qu’il n’était pas malade, mais vieux et faible. « Je veux bien mourir, disait-il, mais non par la médecine » ; et il citait cette épitaphe d’un homme que la médecine avait tué : Un tel se portait bien ; pour avoir voulu se porter mieux, il est ici. Son adage était : pharmacon venenum.

Le 8 octobre 1803, Kant tomba, pour la première fois de sa vie, sérieusement malade, à la suite d’une petite indigestion, et ses amis firent venir im médecin. Il se rétablit un peu ; mais dans le mois de décembre sa vue s’éteignit tout à fait. En janvier 1804, il perdit tout appétit : il ne faisait que bégayer à table, et ne parlait distinctement que dans son lit ; bientôt il ne reconnut plus ceux qui étaient autour de lui, d’abord sa sœur, puis Wasianski ; son domestique fut celui qu’il reconnut le plus longtemps. Le 7 février, il voulut réunir à dîner ses deux intimes. Basse et Wasianski. « À peine, raconte le premier, l’eut-on porté à table, et avait-il pris une cuillerée de soupe, qu’il demanda à être reporté dans son lit. Quand on le déshabilla, nous vîmes que ce n’était plus qu’un squelette ; et son corps s’affaissa dans le lit comme dans un tombeau. Nous restâmes à table, nous entretenant de lui avec M. Wasianski. Il le remarqua, et nous lui dîmes : Vous entendez, monsieur le professeur, nous parlons de vous : Ja, ganz recht (oui, très-bien) ; ce furent les derniers mots que j’entendis sortir de sa bouche. » Le 9 février, il ne répondait plus aux questions qu’on lui faisait ; et le 12, vers onze heures du matin, il rendit l’âme, à l’âge de près de quatre-vingts ans. L’université et la ville de Kɶnigsberg lui firent de magnifiques obsèques ; sa tête fut moulée pour la collection du docteur Gall. Toutes les bagatelles qui avaient appartenu au grand philosophe furent considérées comme des reliques : une vieille casquette, qui avait servi plus de vingt ans et ne valait pas six liards, fut vendu environ 35 francs ; et on montre encore aujourd’hui à Dresde, dans un cabinet de curiosité, une paire de souliers de Kant. — Né pauvre, ses leçons et ses écrits lui avaient fait peu à peu une existence aisée. À sa mort, sa fortune s’élevait à environ 64,000 francs, somme considérable pour le pays où il avait vécu ; sa bibliothèque était très-peu nombreuse ; elle ne contenait pas plus de 450 volumes, et encore la plupart étaient-ils des cadeaux. Kant était petit de taille, maigre et d’un tempérament très-sec. Il lui fallait dans son cabinet une chaleur constante de 14 degrés (centigrades), et il était malheureux quand il en manquait un seul ; et, même en juillet et août, quand la température ne montait pas jusque-là, il faisait du feu jusqu’à ce que son thermomètre marquât ce degré. Il portait toujours des bas de soie, qu’il ne liait pas autour de la jambe par des jarretières, mais


qu’il soutenait par des cordes à boyau, attachées à de petits ressorts élastiques qui étaient fixes dans deux petits goussets pratiqués tout exprès à côté de son gousset de montre. Tout cet arrangement, aussi compliqué qu’un de ses traités de métaphysique, avait pour objet, disait-il, de maintenir la libre circulation du sang[1]. On pourrait croire que l’auteur de la Critique du Jugement (Théorie du Goût et des Arts) n’aimait que la belle et noble musique, celle des premiers artistes ; nullement : il distinguait mal la bonne musique de la mauvaise, et il aimait par-dessus tout la musique forte : sa grande distraction était la musique de la garde montante[2]. — Kant avait adopté le paradoxe d’Aristote : « Mes amis, il n’y a pas d’amis. » Il se servait de l’expression d’amis dans les rapports ordinaires, comme de celle de « très-humble serviteur » au bas d’une lettre ; on ne s’en étonnera pas si l’on songe à la manière dont il avait passé sa vie. Sa destinée s’était écoulée tout entière dans son cabinet. Son rôle en ce monde était celui d’un penseur et d’un observateur. Il ne connaissait les passions, les souffrances et le malheur que de nom ; dévoué tout entier à ses études, il avait recherché et facilement rencontré des relations sûres et agréables, sans éprouver le besoin d’une affection intime. Mais quand, avec l’âge, des soins continuels lui étaient devenus nécessaires, et qu’il les eut trouvés dans quelques-uns de ses amis, il abandonna son triste paradoxe, et convint que l’amitié n’est pas une chimère[3].

Le principal ouvrage de Kant, celui qui contient les fondements de tout le système du grand philosophe, a pour titre Critik der reinen Vernunft (Critique de la Raison pure), dont la première édition parut à Riga, en 1781, in-8o[4]. Que signifie ce titre ? Au lieu de le dire immédiatement dans l’avant-propos de cet ouvrage, il ne s’en explique que dans la préface de la Critique du Jugement, œuvre postérieure à la première : « La Raison pure, c’est la faculté de connaître d’après des principes a priori, La discussion de la possibilité de ces principes et la délimitation de cette faculté constituent la Critique de la Raison pure. Comme l’imagination tend sans cesse à franchir les bornes de la réalité, il est nécessaire d’établir en principe quelque chose de non arbitraire ou de non fictif. Mais quel sera ce non-arbitraire, ce non-fictif ? La possibilité des choses en général. Telle chose est possible, bien qu’elle ne soit pas toujours réelle ; la possibilité n’est pas une affaire d’opinion : elle repose sur des conditions invariables, nécessaires, inhérentes à notre faculté de connaître, ainsi que

  1. M. Cousin, Dernières Années de Kant, p. 22.
  2. Ibid., p. 47.
  3. Ibid., p. 24.
  4. La 7e édition, publiée à Leipzig, en 1828, in-8o, est la plus correcte. La 5e est la dernière qui ait paru sous les yeux de l’auteur. Enfin, l’édition la plus récente (la 9e) est celle de Schubert et Rosenkrantz, Leipzig, 1828, formant le 2e vol. des Œuvres complètes de Kant.