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plus noires et les plus propres à en faire un objet de mépris et d’aversion. Boileau reconnaissait que Paris au dix-septième siècle renfermait jusqu’à trois femmes que l’on pouvait cité. J, de iMeun au quatorzième ose affirmer qu’il n’en existe point de vertueuse.

Toutes estes, serés, ou futes
De faict ou de volente putes ;
Et qui bien vous en chercheroit,
Moutes pûtes vous trouveroit (v. 9182)

Ce passage, dit-on, souleva un violent orage contre poëte, qui fut sur le point d’expier son inconcevable boutade sous les verges des dames enragées. Il fut assez heureux pour se tirer de ce mauvais pas, grâce à sa présence d’esprit, il ne l’abandonna point dans le moment le plus critique. Il réussit à désarmer ses ennemis irritées, prêtes à frapper, en s’avouant coupable et en soutenant que c’était à celle qui le reconnaissait le mieux dans ses vers à porter le premier coup. Ces mots firent tomber les armes des mains des dames. Si l’anecdote manque de preuves, la tournure d’esprit de Jean de Meun la rend du moins vraisemblable[1]. Le poëte n’épargne pas davantage les clercs (ecclésiastiques) : la plupart, dit-il, n’ont que l’habit et les dehors de leur état.

Cist a robe religieuse ;
Doncques est-il religieus :
C’est argument est trop fieux ( captieux) :
La robe ne fait pas le moine (v. 11090).

Ce dernier vers a passé en proverbe. Notre poëte brille surtout par la satire pleine de verve qu’il fait des hypocrites. Un lecteur timoré recommande la suppression ou l’omission du passage renfermé entre les vers 11262 et 12184. La naïveté avec laquelle cette suppression est proposée fait sourire : « Ce qui s’ensuit trespasseroiz à lire devant genz de religion et mesmement devant ordres mendiens, car il sont sotif, artilleux (fins, artificieux), si vos porroient tost grever ou nuire, et devant genz du siècle, que l’on porroit mettre en erreur ; et trespasseroiz jusques à ce chapistre où il commence ainsi : Faut Semblant dit : Amors, di moi…[2] »

Le Roman de la Rose excita à la fois l’indignation et l’enthousiasme. La cour, la ville, la chaire, le barreau même, tout retentissait en même temps de l’éloge et de la satire de ce livre, et par une contradiction trop ordinaire, tandis que les uns l’anathématisaient comme un ouvrage immoral et dangereux, les autres le mettaient au rang des livres moraux, même édifiants, et ils en recommandaient la lecture comme utile aux mœurs et à la religion. Ces derniers, au sentiment desquels s’est rangé Cl. Marot lui-même, n’y virent plus et ne voulurent y faire voir qu’une pieuse allégorie, une espèce de théologie morale, et prétendaient que cette rose dont la conquête avait coûté tant de peines à l’amant, n’était autre chose que la sagesse. Il faut vraiment avoir un goût décidé de spirilualité pour en aller chercher jusque là. Le célèbre Piron a composé d’après le roman un opéra comique intitulé La Rose. Cette pièce a rencontré beaucoup de censeurs, qui ont crié au scandale ; mais personne ne s’est avisé d’y trouver un sujet d’édification, pas plus que dans la Macette de Régnier[3], puisée à la même source. Enfin, il n’y a pas jusqu’aux alchimistes qui, avec aussi peu de raison, n’aient cru y découvrir le grand œuvre de la transmutation des métaux. Jean de Montreuil, secrétaire de Charles VI, Gontier Col, conseiller du roi, firent très-sérieusement l’apologie du Roman de la Rose, et regardaient les détracteurs de cet ouvrage comme des gens sans goût, des envieux et des calomniateurs[4]. Les débats qu’il suscita au commencement du quinzième siècle, entre les personnages les plus éminents, sont curieux à étudier au point de vue des mœurs, des opinions et de l’histoire littéraire de ce temps-là. Christine de Pisan, « femme de hault et eslevé entendement, digne d’onneur, » comme la qualifie l’un de ses adversaires, ne craignit point d’entrer en lice contre les partisans de ce poëme, « afin, dit-elle, de soustenir par deffenses véritables contre aucunes opinions à honesteté contraires, l’onneur et louenge des femmes, laquelle plusieurs clercs et autres se sont efforcés par leur dittiez (écrits) d’amenuisier, qui n’est chose loisible à souffrir. Et ne croiez, chier sire, dit-elle à maître Gontier Col, ne aucun autre n’ait oppinion que je die ou mette en ordre ees dittes deffenses par excusation favorable, pour-ce que femme suis, car véritablement mon motif n’est simplement fors soustenir pure vérité[5]. » Dans la lutte morale qu’elle avait résolument engagée contre Le Roman de la Rose et ses partisans, Christine avait trouvé un puissant auxiliaire dans le célèbre J. Gerson, qu’elle surnommait l’élu des élus[6]. Afin de

  1. Une aventure analogue est attribuée à un troubadour, Guillaume de Berguedan, qui vivait du temps du Conte Raimond Béranger, et est par conséquent plus ancien que J. de Meun. Le mot que l’on prête à l’un et à l’autre, comme on le voit, est une imitation forcée du mot de Jésus-Christ, qui sauva la femme adultère.
  2. J. de Meun fut inhumé aux Dominicains de la rue Saint-Jacques. On dit qu’il légua à ces religieux un coffre qu’il déclara rempli de choses précieuses, mais dont l’ouverture ne devait être faite qu’après ses funérailles. Au lieu du trésor espéré, « es bons pères ne trouvèrent dans ce coffre que des ardoises couvertes de chiffres et de figures géométriques. À cette vue les religieux, indignés, coururent exhumer le corps du défunt ; mais le parlement les contraignit à lui donner une sépulture honorable, J. Bouchet, raconte ce, fait, dans ses Annales d’Aquitaine, comme un ouï-dire, et ajoute qu’il ne le croit pas. Cependant on ne peut nier, qu’il ne s’accommode on ne peut mieux, au genre d’esprit, fin et moqueur, de J. de Meun.
  3. Satires IIv. I. sat. 13.
  4. Voy. dom Martène, Veter. Monum. Ampliss. Collect., t. II. p. 149, Epist. 54, 56, 57.
  5. Le livre des Epistres sur le Roman de la Rose, mauscr. 7217 anc, 836 nouv. Bibl. Impér.
  6. « Pour l’accroissement de vertu et le destruisement de vice, dit Christine, de quoy le Dit de la Rose puet avoir empoisonné pluseurs cuers humains, pour y obvier, très vaillant docteur et maistre en théologie, soufisant, digne, louable clerc, solempnel esieu entre les es-