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lippe-Auguste pour les possessions anglaises du continent. En même temps ce dernier, qui l’avait excité à la révolte, envahissait la Normandie. La (fermeté des barons restés fidèles suffit à ruiner ce concert : l’usurpateur, qui, suivant l’expression de Richard, n’était pas homme à réussir par la force, eut peur d’engager la lutte, et se réfugia à Paris ; l’agresseur de son côté éprouva une si énergique résistance devant Rouen qu’il jugea plus sage de battre en retraite.

Ce fut l’ex-chancelier Guillaume de Longchamp qui réussit le premier à découvrir la prison de son souverain. Par des sollicitations répétées, il obtint de l’empereur la permission de conduire Richard à la diète de Haguenau (13 avril 1193). Là s’ouvrit le procès du roi. Henri VI l’accusa, afin de justifier la détention arbitraire qu’il lui faisait subir, d’avoir protégé Tancrède, usurpateur du trône de Sicile ; dépouillé Isaac Comnène, un prince chrétien, de ses États ; forcé le roi de France à quitter la Palestine, insulté le duc d’Autriche et la nation allemande, payé le meurtre du marquis de Montferrat, conclu avec Saladin une trêve trop douce, et laissé Jérusalem entre les mains des infidèles. Richard déclina la compétence de la diète, et n’en discuta pas moins une à une ces banales accusations, dont il lui fut aisé de démontrer la fausseté. Il s’exprima avec une éloquence si persuasive qu’il arracha des larmes à la plupart de ses juges. L’empereur lui-même proclama son innocence ; il ordonna de lui ôter les fers dont il était chargé et de le traiter avec respect ; mais il ne consentit à le relâcher que moyennant l’énorme rançon de cent mille marcs de pur argent[1]. On discuta cinq mois pour fixer les conditions du rachat. Lorsqu’elles furent réglées, Philippe-Auguste écrivit à Jean, son complice : « Tenez-vous sur vos gardes ; le diable est déchaîné. » Aussi, pour le retenir plus longtemps en captivité, offrirent-ils tous deux à Henri VI cent cinquante mille marcs d’argent, proposition que les princes de l’Empire rejetèrent avec mépris. Les justiciers d’Angleterre s’empressèrent de recueillir l’argent nécessaire au rachat de leur souverain : on imposa une taxe de 20 shillings sur chaque fief de chevalier, on vendit l’argenterie des églises, on exigea le quart des revenus tant des laïques que des clercs, et pour suppléer à ce qui manquait, on fit une seconde et même une troisième perception, malgré les murmures du peuple. Le pays, rapporte le chroniqueur Hoveden, fut pour longtemps réduit à la misère.

Le 4 février 1194 Richard était libre, et le 13 mars suivant il abordait à Sandwich, après une absence de plus de quatre années. Afin de purger la couronne de la souillure que lui avait imprimée la captivité du roi, on jugea à propos de le sacrer une seconde fois (17 avril). Au lieu de s’appliquer à soulager les souffrances du peuple, Richard ne songea qu’à se créer des ressources pour faire la guerre au roi de France, et il n’y parvint qu’à force d’exactions et en recourant aux plus vils expédients[2]. Avec son activité accoutumée, il rassembla des troupes, et débarqua en Normandie au mois de mai. À peine eut-il pris terre qu’il vit tomber à ses pieds son frère Jean, qui l’avait si cruellement offensé ; il lui pardonna, en refusant toutefois de lui rendre aucun de ses domaines. La guerre se prolongea plusieurs années, souvent interrompue par un armistice, et aussi souvent reprise par caprice ou par mauvaise foi. L’esprit de représailles entraîna les deux adversaires à d’horribles cruautés. « La puissance de nuire, fait observer Lingard, était si également balancée de part et d’autre qu’après six ans d’une guerre sanglante et inconstante il eût été difficile de déterminer quel était le parti dont la fortune l’emportait. » L’action la plus brillante eut lieu dans les environs de Gisors (23 octobre 1194), où Philippe, complètement battu, ne dut son salut qu’au dévouement de ses compagnons, qui se firent tous tuer pour lui. L’Angleterre, alors gouvernée par un sage prélat, Hubert, archevêque de Canterbury, supportait les dépenses de cette lutte sans gloire et sans issue. Richard semblait la regarder comme une dépendance de ses possessions d’ontre-mer ; dans l’espace de deux années, il en tira la somme énorme de onze cent mille livres.

Ce fut le destin de cet aventurier couronné de périr dans une misérable aventure. Un trésor avait été découvert dans les domaines du vicomte de Limoges. Richard, en sa qualité de suzerain, l’exigea tout entier ; ayant essuyé un refus, il assiégea le chàleau de Chalus, où il présumait que le trésor était caché. Comme il faisait à cheval le tour des murailles, une flèche le frappa à l’épaule gauche ; on enleva si maladroitement le fer que la gangrène envenima la blessure. Le château fut emporté d’assaut et tous ses défenseurs furent pendus, à l’exception d’un jeune archer, nommé Gomdon, qui avait blessé le roi ; bien qu’il eût eu sa grâce avec une bourse pleine d’or, on l’écorcba vif. Richard mourut dans toute la force de l’âge. Son corps fut inhumé à Fontevrauld, aux pieds de son père, et il légua

  1. La décision fut prise le 22 septembre 1193. Richard dut s’engager en outre à rendre la liberté à Isaac et à sa fille, à donner en mariage au duc d’Autriche sa nièce, Éléonore de Bretagne, et à remettre des otages pour cinquante mille marcs. Ces deux dernières conditions ne furent pas remplies, et Henri fut même forcé de se contenter de 83, 000 marcs pour la rançon du roi ; les menaces du pape le contraignirent à remettre le reste. Ce ne fut point, comme on le voit, à la persévérance de son ménestrel, Guillaume Blondel, que Richard dut la liberté ; elle lui coûta beaucoup plus cher.
  2. En voici quelques uns. Le roi reprit les terres et emplois de la couronne qu’il avait vendus avant la croisade, et les vendit à de nouveaux enchérisseurs ; il fit exécuter une taxe très minutieuse et très-sévère sur le revenu agricole ; il préleva un droit sur chacun des tenants d’un tournoi ; au nom de tous les Juifs massacrés au début de son règne, il requit les amendes de leurs meurtriers et le payement de leurs débiteurs, etc.