Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/4

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forêt. Il était impossible de découvrir sur son visage la moindre trace de folie ; ses traits doux annonçaient le calme et la bonne humeur. Ainsi se confirmait ce que m’avait dit le docteur S… à B…, qui m’avait conseillé, lorsque je lui avais parlé de mon désir de visiter le solitaire, d’y aller surtout par une belle matinée, parce qu’alors Sérapion avait l’esprit plus libre et était plus disposé à s’entretenir avec les étrangers ; tandis que le soir il fuyait toute société. Lorsque Sérapion m’aperçut, il laissa tomber la bêche et vint à ma rencontre.

Je lui dis que, fatigué d’une longue route, je désirais me reposer quelques instants près de lui.

– Soyez le bienvenu, me dit-il ; le peu de rafraîchissements que je possède est à votre service.

Et tout en disant ces mots il me conduisit vers un banc de mousse placé devant sa cabane, approcha une petite table, m’apporta du pain, des raisins délicieux et un pot de vin, et m’invita à manger et à boire. Il vint s’asseoir aussi en face de moi sur un escabeau, et se mit à manger du pain avec appétit, tout en vidant un grand verre d’eau. Dans le fait je ne savais comment amener une conversation où je pourrais faire sur le pauvre homme l’essai de ma science psychologique. Enfin, je me décidai et commençai ainsi :

— Vous vous nommez Sérapion ? monsieur.

— L’Église m’a donné ce nom, répondit-il.

— Les anciennes histoires, continuai-je, mentionnent plusieurs saints de ce nom : un abbé Sérapion, qui se fit remarquer par ses bienfaits ; le célèbre évêque Sérapion, que Jérôme cite dans son livre De viris illustribus. Il y eut aussi un moine Sérapion. Celui-ci, raconte Héraclide dans son Paradis, lorsqu’un jour il revenait des déserts de la Thébaïde à Rome, ordonna à une jeune fille, qui s’était jointe à lui en disant qu’elle avait renoncé au monde et à ses pompes, de se promener près de lui sans vêtements dans les rues de Rome pour lui donner la preuve de sa conversion ; et il la renvoya lorsqu’il lui arriva d’hésiter.

— Tu montres, lui dit-il, que tu vis encore d’après la nature et veux plaire aux hommes, et il ne te convient pas de te vanter d’avoir vaincu le monde.

— Et si je ne me trompe, vénérable monsieur, ce sale moine (c’est Héraclide qui le nomme ainsi) fut celui qui fut livré au plus cruel martyre sous l’empereur Déclus. On lui brisa, dit-on, les jointures des membres, et il fut précipité du haut d’un rocher.

— C’est la vérité, dit Sérapion en pâlissant tandis que ses yeux brillaient d’un feu sombre, cela est exact. Cependant ce martyr n’a rien de commun avec ce moine qui dans sa fureur ascétique combattait même contre la nature. Je suis le martyr Sérapion dont vous venez de parler.

— Comment, m’écriai-je avec une surprise feinte, vous vous donnez pour ce Sérapion qui périt il y a plusieurs centaines d’années de la manière la plus misérable !

— À vous libre de trouver cela incroyable, reprit Sérapion très-froidement, et j’avoue que pour celui qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez cela doit paraître très-étrange, mais cependant cela est ainsi. La toute-puissance de Dieu m’a fait heureusement survivre au martyre, parce qu’il était décidé dans son éternelle sagesse que je vivrais encore quelque temps agréablement ici, dans les déserts de la Thébaïde. Un violent mal de tête et de violentes douleurs dans les membres sont tout ce qui m’est resté de mes anciennes tortures.

Je crus que le moment était venu de commencer ma cure. Je la pris de loin ; je parlai avec érudition de la maladie, des idées fixes qui attaquent parfois les hommes, et qui comme un seul son faux détruisent l’harmonie de l’organisme, complète partout ailleurs. Je parlai de ce savant qui n’osait bouger de sa place de peur d’aller briser avec son nez les vitres du voisin d’en face. Je parlai de l’abbé Molanos qui discourait raisonnablement sur toute chose, et n’osait sortir de sa chambre de peur d’être mangé par les poules, car il croyait être un grain d’orge. J’en arrivai à dire qu’une erreur dans leur personnalité amenait souvent des gens à l’idée fixe de se croire des personnages de l’histoire. Rien n’est plus fou et plus déraisonnable, ajoutai-je, que de prendre pour les déserts de la Thébaïde la forêt de M…, quotidiennement traversée par des paysans, des chasseurs, des voyageurs ou des gens en promenade, et que de se croire soi-même le saint homme qui a souffert le martyre depuis nombre de siècles.

Sérapion m’écoutait en silence ; il semblait être impressionné de mes paroles et être livré à un combat intérieur. Alors je crus devoir porter le coup principal ; je me levai rapidement, pris les deux mains de Sérapion et m’écriai d’une vois forte :

— Comte P…, sortez du songe terrible qui vous oppresse, jetez-là cet odieux habit, retournez vers votre famille qui vous pleure, au monde qui fonde sur vous les plus justes espérances !

Sérapion me regardait d’un œil pénétrant et sombre, un rire sarcastique parut sur ses joues et sa bouche, et il dit lentement et d’une voix calme :

— Vous avez, monsieur, parlé très-longtemps, et à votre point de vue très-sagement et très-bien, permettez-moi de vous répondre quelques mots.

Saint Antoine et tous les hommes d’église qui se sont retirés dans la solitude ont été souvent visités par des esprits infernaux, qui envieux du calme intérieur de ceux qui se sont donnés à Dieu, les persécutaient jusqu’à ce qu’ils fussent eux-mêmes honteusement vaincus et roulés dans la poussière. Il en est de même pour moi. De temps en temps des gens m’apparaissent, qui envoyés par le démon veulent me mettre en tête que je suis le comte de P… de M… et m’engagent à goûter de la vie de cour et de bien d’autres semblables choses. Quand la prière était impuissante, je les prenais par les épaules et les jetais à la porte de mon jardin, que je verrouillais. Je pourrais, monsieur, en faire autant avec vous, mais je n’en aurai pas besoin. Vous êtes évidemment le plus puissant de tous les tentateurs qui m’ont apparu, et je vous battrai avec vos propres armes, c’est-à-dire avec les armes du raisonnement. Il est question de folie, et évidemment l’un de nous deux est affecté de cette terrible maladie, et il me semble qu’elle vous a frappé à un bien plus haut degré que moi-même. Vous prétendez que c’est chez moi une idée fixe de vouloir être le martyr Sérapion, et je sais très-bien que beaucoup d’autres personnes ont la même pensée, ou font semblant de l’avoir. Si je suis réellement insensé, il ne peut venir qu’à un fou seulement la pensée de vouloir m’enlever par la force de ses raisonnements mon idée fixe. Mais si cela pouvait se faire, la folie disparaîtrait bientôt de la terre, car l’homme pourrait dominer la force d’esprit qui ne lui appartient pas, mais qui est seulement un bien confié par le pouvoir suprême placé au-dessus de nous. Maintenant, si je ne suis pas un insensé, si je suis réellement le martyr Sérapion, c’est encore une autre folie que de vouloir me prouver le contraire, et de me mettre en tête l’idée fixe que je suis le comte P… de M…, appelé à de grandes choses. Vous dites que le martyr Sérapion est mort il y a plusieurs siècles, et que, par conséquent, je ne suis pas lui, parce que la durée de l’existence des hommes ne s’étend pas si loin.

Premièrement, le temps comme le nombre est une idée relative, et je pourrais vous dire qu’il me semble à moi que d’après l’idée que je me fais du temps il n’y a pas plus de trois heures, ou toute autre mesure de ce genre que vous voudrez, que l’empereur Déclus me fit exécuter. Mais en admettant votre manière de voir, pouvez-vous m’assurer qu’une existence semblable à cette longue vie que je vous accorde avoir reçue, soit sans exemple dans la nature ? Connaissez-vous donc si bien la vie de chaque homme qui a existé sur la vaste terre, pour oser me prononcer hardiment en face ces mots : sans exemple ? Irez-vous comparer la toute-puissance de Dieu à l’art impuissant de l’horloger, qui ne peut préserver des machines inertes de la destruction ?

Vous me dites que le lieu où nous nous trouvons n’est pas le désert de la Thébaïde, mais bien une petite forêt qui se trouve placée à deux lieues de B…, et est quotidiennement parcourue par les paysans, les chasseurs et d’autres personnes ; donnez-m’en la preuve !

Je croyais ici tenir mon homme.

— Venez avec moi, lui dis-je, dans deux heures nous serons à B…, et ce que je vous ai dit vous sera prouvé.

— Pauvre fou aveugle, dit Sérapion, quel espace nous sépare de B… ! Mais en admettant que je vous suivisse véritablement dans une ville que vous appelez B…, pouvez-vous m’affirmer que nous n’avons réellement marché que deux heures et que le lieu où nous serons arrivés sera B… ? Si je prétendais maintenant que c’est vous qui êtes atteint d’une incurable folie, de prendre les déserts de la Thébaïde pour une forêt et la ville lointaine d’Alexandrie pour la ville de B…, placée au sud de l’Allemagne, que viendriez-vous me dire ? Cette contestation ne finirait jamais et nous serait préjudiciable à tous les deux. Et il y a encore une chose à laquelle vous n’avez pas réfléchi : vous devriez penser que celui qui vous parle mène une vie tranquille, heureuse, agréable à Dieu, ce n’est qu’après avoir souffert le martyre que l’on peut jouir d’une tranquillité d’âme pareille. S’il a plu au pouvoir suprême de jeter un voile sur ce qui s’est passé avant ce martyre, n’est-ce pas une cruelle et diabolique curiosité de toucher à ce voile ?

Malgré toute ma sagesse, je me trouvais confondu honteusement par cet insensé. Avec la logique de la folie il m’avait battu, et je voyais clairement la niaiserie de mon entreprise ; bien plus, je sentais le reproche enfermé dans ses dernières paroles, et j’étais étonné de cette connaissance confuse d’une vie antérieure, qui semblait indiquer dans cet aliéné un esprit supérieur et irréprochable.

Sérapion parut très-bien remarquer ma disposition d’esprit ; il jeta sur moi un coup d’œil où se lisait la plus pure, la plus sincère bienveillance, et il me dit :

— Je ne vous ai pas pris pour un tentateur méchant, et j’ai eu raison. Il est possible que celui-ci, celui-là ou peut-être le démon lui-même vous ait poussé à me tenter, mais ce n’était certainement pas dans votre intention première, et c’est peut être parce que vous m’avez trouvé tout différent de l’image que vous vous faisiez de l’anachorète Sérapion que vous avez senti se fortifier en vous le doute que vous m’avez jeté. Sans m’écarter en rien de cette piété qui convient à celui qui a consacré sa vie à Dieu et à l’Église, j’évite cet