Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/43

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Et il présenta une petite fiole à Érasme.

— Homme épouvantable, s’écria celui-ci, tu veux que j’empoisonne ma femme et mon fils !

— Qui parle de poison ? interrompit l’homme rouge. Il n’y a là dedans qu’une drogue délicieuse à boire. Je trouverais d’autres moyens de vous dégager, mais je ne ferais pas mieux pour vous-même : c’est mon caprice du moment. Prenez en toute confiance, mon cher.

Érasme sans savoir comment cela se fit se trouva la fiole à la main. Il courut, sans réfléchir, chez lui. Sa femme avait passé la nuit entre mille tourments, mille angoisses : elle prétendait sans cesse que le voyageur de retour n’était pas son mari ; mais un démon de l’enfer, qui avait revêtu son image. Aussitôt que Spiker mil le pied dans la maison tout le monde s’enfuit effrayé devant lui ; le petit Érasme seul osa s’approcher de lui et lui demanda pourquoi il n’avait pas rapporté son reflet, en ajoutant que sa mère s’en chagrinerait à en mourir. Érasme jeta sur l’enfant un regard sauvage, il tenait encore dans la main la fiole de Dapertutto. Le petit avait sur le bras sa colombe favorite, et celle-ci par hasard s’approcha de la fiole et donna un coup de bec sur le bouchon ; aussitôt elle pencha la tête, elle était morte. Érasme effrayé se leva en bondissant.

— Traître, s’écria-t-il, tu veux me faire commettre un crime infernal ! Et il jeta par la fenêtre ouverte le flacon, qui alla sauter en mille morceaux sur le pavé de la cour. Un agréable parfum d’amandes monta et se répandit par toute la chambre. Le petit Érasme s’était éloigné plein d’effroi. Spiker passa tout le jour martelé par d’incessantes angoisses jusqu’à l’heure de minuit. Alors l’image de Juliette devint plus distincte dans son âme à chaque instant. Un jour en sa présence un petit collier de ces fruits rouges que les femmes portent comme des perles s’était cassé devant lui ; en les ramassant très-vite il avait gardé un de ces fruits parce que Juliette l’avait porté, et il le conservait fidèlement. Il le lira de sa poche, et le regardant fixement il rassembla ses sens et sa pensée sur le souvenir de sa bien-aimée perdue. Alors il lui sembla qu’il s’exhalait de la perle le parfum magique qu’il respirait autrefois à l’approche de Juliette.

— Ah ! Juliette ! s’écria-t-il, te voir encore une fois et puis mourir dans la ruine et le déshonneur !

À peine avait-il prononcé ces paroles qu’il entendit comme un bruit de pas incertains dans le corridor à la porte de sa chambre. On frappa, La respiration d’Érasme était oppressée d’un pressentiment d’inquiétude et d’espoir. Il ouvrit. Juliette entra plus belle et plus gracieuse que jamais. Ivre d’amour et de désirs, il la serra dans ses bras.

— Me voici, mon bien-aimé, lui dit-elle, mais vois comme j’ai fidèlement conservé ton reflet. Elle écarta le rideau de la glace, et Érasme vit son Image caresser amoureusement Juliette ; mais, indépendante de lui-même, elle ne répétait aucun de ses mouvements. Un frisson s’empare de lui,

— Juliette, s’écria-t-il, ton amour doit-il égarer ma raison ? Rends-moi mon reflet et prends ma vie, mon corps et mon âme !

— Il y a encore quelque chose entre nous, dit Juliette, tu le sais, Dapertutto ne te l’a-t-il pas dit ?

— Au nom de Dieu ! s’écria Érasme, si je ne puis être à toi que par là, je préfère la mort,

— Aussi Dapertutto, continua Juliette, ne voulait-il pas te conduire à une pareille action. Il est terrible, à la vérité, qu’un vœu et la bénédiction d’un prêtre aient autant de puissance, mais il faut briser le lien qui t’enchaîne, sinon tu ne seras jamais entièrement à moi seule, et il existe un moyen autre que celui que Dapertutto t’a proposé.

— Quel est-il ? demanda impétueusement Érasme.

Alors Juliette jeta ses bras autour de son cou, et sa tête appuyée sur sa poitrine lui murmura à voix basse :

— Tu écris sur ce petit papier ton nom Érasme Spiker, et au-dessous ces quelques mots :

Je donne pouvoir à mon bon ami Dapertutto sur ma femme et mon fils, de telle sorte qu’il puisse agir à son gré pour rompre le lien qui m’attache, parce que je veux que mon corps et mon âme appartiennent à Juliette, que je me suis choisie pour épouse et à laquelle encore je me lierai pour toujours par un vœu particulier.

Érasme se sentait agité de soubresauts convulsifs, des baisers de feu brûlaient ses lèvres ; il tenait à la main la feuille que Juliette lui avait donnée.

Dapertutto apparut tout à coup derrière Juliette ; sa taille était gigantesque, et il lui tendait une plume de métal. Au même moment une petite veine se brisa sur la main gauche d’Érasme, et le sang en jaillit.

— Trempe ta plume et écris, écris ! disait la voix discordante de l’homme rouge.

— Écris, écris, mon seul bien-aimé, murmurait Juliette.

Déjà la plume était pleine de sang, il allait, écrire. Alors la porte s’ouvrit, une figure blanche entra, ses yeux fixes comme ceux d’un spectre étaient dirigés sur Érasme. Elle s’écria d’une voix sourde et douloureuse :

— Érasme, Érasme ! que fais-tu ? Au nom du Sauveur ! abandonne cette abominable tentative.

Érasme reconnut sa femme dans l’apparition qui l’avertissait, et jeta la feuille et la plume loin de lui.

Des éclairs brillants jaillirent des yeux de Juliette, son visage était horriblement bouleversé et son corps brûlait.

— Va-t’en, fille d’enfer ! mon âme ne t’appartient pas ! au nom du Sauveur ! sors d’ici, serpent ! les feux de l’enfer s’élancent de ton sein ! s’écria Érasme.

Et d’une main vigoureuse il repoussa Juliette, qui le tenait encore embrassé.

Alors on entendit par toute la chambre des cris et des hurlements glapir dans des dissonances aiguës, accompagnés d’un bruit semblable aux battements d’ailes de corbeaux noirs. Juliette et Dapertutto disparurent dans une vapeur épaisse et nauséabonde, qui semblait s’échapper des murailles et éteignit les lumières. Enfin les premiers rayons du jour vinrent traverser les vitres, Érasme se rendit aussitôt chez sa femme. Il la trouva douce et aimable. Le petit Érasme était assis tout joyeux sur son lit. Elle tendit la main à son mari tout brisé en disant :

— Je sais tout ce que tu as fait de mal en Italie, et je te plains de tout mon cœur. Le pouvoir de l’ennemi est très-grand ! et comme il est adonné à tous les vices, il vole aussi ; et il n’a pas su résister au désir de te ravir traîtreusement ton beau reflet parfait de ressemblance. Regarde-toi donc, là, dans cette glace, mon cher mari.

Spiker obéit en tremblant de tout son corps, et son visage exprimait la douleur. La glace resta blanche et claire. On n’y vit point d’Érasme Spiker.

— Cette fois il est heureux, continua sa femme, que ton reflet ne se soit pas présenté, car tu as, mon cher Érasme, une figure bien singulière. Tu dois comprendre toutefois que, privé de ton reflet, tu deviendras le jouet des gens, et tu ne peux être un père de famille dans toute l’acception du mot, tel qu’il doit être pour inspirer le respect à sa femme et à ses enfants. Le petit Érasme se moque déjà de toi et veut, à la première occasion, te faire des moustaches avec du charbon, parce que tu ne pourras t’en apercevoir. Parcours le monde pendant quelque temps et tâche de te faire restituer ton reflet par le démon, et si tu ne l’as pas, eh bien ! tu n’en seras pas moins le bienvenu. Embrasse-moi (Spiker l’embrassa), et, maintenant, bon voyage !

Envoie de temps en temps au petit Érasme une paire de culottes neuves, car il use beaucoup aux genoux. Adieu, cher Érasme !

La dame se retourna d’un autre côté et s’endormit, Spiker prit dans ses bras et embrassa le petit Érasme, qui cria beaucoup. Il le remit à terre et s’en alla dans le vaste monde. Il rencontra un jour Pierre Schemil, qui avait vendu son ombre. Ils voulurent d’abord voyager de compagnie : Érasme Spiker aurait fourni une ombre suffisante pour eux deux, et Peters Schemil pour sa part se serait chargé du reflet ; mais cette convention resta en projet.


post-scriptum du voyageur enthousiaste.


— Qui me regarde là de ce miroir ? Est-ce bien moi que j’aperçois ainsi ? Ô Julie ! Juliette ! Image céleste ! Esprit de l’enfer ! Ravissement et torture ! Désir et désespoir !

— Tu vois, mon cher Théodore-Amédée Hoffmann, que trop souvent un sombre pouvoir inconnu vient marcher dans ma vie, et, trompant mon sommeil et mes plus beaux rêves, jette sur ma route d’étranges fantômes. Tout rempli des apparitions de la nuit de la Saint-Sylvestre, je crois presque que le conseiller de justice était de gomme, et que son thé fut une exposition de Noël ou de nouvelle année ; je m’imagine que la belle Julie, image séduisante de Rembrandt et de Callot, a enlevé au malheureux Érasme Spiker son beau reflet. Pardonne-moi cela, je t’en prie !


LA FIANCÉE DU ROI.

I.


C’était une année bénie. Dans les champs le grain, l’orge et l’avoine verdoyaient et fleurissaient, les jeunes paysans s’en allaient dans les pois verts, le bétail foulait le trèfle, et les arbres étaient rouges de cerises malgré la voracité des moineaux. Tout être trouvait chaque jour à la grande table de la nature une pâture abondante ; mais les légumes étaient surtout si admirablement beaux dans le jardin du sieur Dapfuhl de Zabelthau que mademoiselle Annette ne se possédait pas de joie.

Il semble assez nécessaire de dire ce que M. Dapfuhl de Zabelthau et mademoiselle Annette étaient l’un et l’autre.

Il est possible, cher lecteur, que, parti pour voyager n’importe où, tu aies une fois traversé le beau vallon que sillonne joyeusement le Mein. Les vents tièdes du matin courbent de leur haleine