Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/52

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et cruels envers les enfants de la terre, dont ils veulent se venger parce qu’ils ont séduit quelques-uns de leurs vassaux. Et ils s’efforcent de les attirer dans des pièges pour que la nature humaine, dégénérée et maltraitée comme les gnomes, rentre dans la terre pour ne jamais reparaître à la surface.

Demoiselle Annette ne parut pas vouloir ajouter foi à aucune des accusations qui pesaient sur son cher Daucus ; bien plus, elle parla encore des prodiges du beau royaume des légumes, sur lequel elle pensait régner bientôt.

— Folle enfant aveuglée ! s’écria plein de colère le sieur Dapfuhl, ne crois-tu pas ton père assez instruit pour savoir que tout ce que t’a dit l’infâme Daucus Carotta n’est que fausseté et mensonge ?… Tu ne me crois pas ! eh bien, pour sauver ma fille unique, je vais te convaincre, mais par un moyen désespéré. Viens avec moi.

Demoiselle Anna dut pour la seconde fois monter à la tour astronomique avec son père. Le sieur Dapfuhl sortit d’une grande armoire une quantité de rubans jaunes, rouges, blancs et verts, et en entoura avec des cérémonies étranges sa fille de la tête aux pieds. Il s’en fit autant à lui-même, et ils s’approchèrent tous les deux avec précaution du palais de sole du roi Daucus Carotta Ier. Sur l’ordre de son père, Annette ouvrit avec de fins ciseaux une fente par laquelle elle regarda.

Juste ciel ! qu’aperçut-elle en place du beau potager, en place de la garde des Carottes, des pages Lavandes, des princes Salades, et de tout ce qui lui avait paru si magnifique ? Elle vit un marais profond qui paraissait rempli d’une vase dégoûtante, et dans cette vase s’agitait un peuple affreux qui sortait de la terre. De gros vers s’entrelaçaient lentement ensemble, pendant que des espèces d’escargots rampaient avec peine en étendant leurs petites pattes. Sur leur dos ils portaient de gros ognons, qui, avec une laide figure humaine, coassaient, louchaient de leurs yeux jaunes, et avec de petites griffes qu’ils portaient auprès des oreilles s’efforçaient de les saisir par leur grand nez et de les tirer dans la vase ; tandis que de grandes limaces nues dans leur paresse écœurante se roulaient l’une sur l’autre, et leurs longues cornes sortaient du gouffre.

Demoiselle Annette, à cet affreux spectacle, fut sur le point de s’évanouir. Elle mit sa main devant sa figure, et s’enfuit rapidement.

— Tu vois maintenant, lui dit le sieur Dapfuhl, comme ce monstre de Daucus Carotta t’a indignement trompée en te montrant une royauté éphémère. Il a fait prendre a ses vassaux leurs habits de fête et à la garde carotte son grand uniforme pour mieux t’abuser par un étincelant éclat. Mais maintenant tu as vu en négligé le royaume que tu dois gouverner, et si tu deviens une fois l’épouse de l’affreux Daucus Carotta il te faudra rester dans ses États souterrains ; jamais tu ne reviendras à la surface de la terre, et si… Ah ! que vois-je ! malheureux père que je suis !

Le sieur Dapfuhl devint si subitement hors de lui-même qu’Annette supposa qu’il était arrivé un nouveau malheur. Elle demanda tout inquiète à son père ce qui le faisait se lamenter ainsi ; mais il ne put lui répondre que ces mots en sanglotant :

— Oh ! oh ! oh ! fil…le… quelle… fi…gure… tu as !

Demoiselle Annette courut dans sa chambre, se regarda dans son miroir, et recula saisie d’horreur.

Elle avait des raisons pour cela, et ces raisons les voici.

À peine le sieur Dapfuhl eut-il voulu ouvrir les yeux de la fiancée de Daucus Carotta sur le danger qu’elle courait, que peu à peu son aspect, sa figure se transformèrent pour prendre l’apparence d’une véritable reine des gnomes. Sa tête devint beaucoup plus grosse, et sa peau prit la couleur du safran ; de sorte qu’elle devint assez affreuse à voir.

Bien que demoiselle Annette ne fût pas précisément vaine, cependant il y avait encore chez elle assez de la femme pour qu’elle comprit qu’enlaidir était le plus grand malheur qui pût lui arriver. Combien de fois avait-elle rêvé à sa beauté lorsque prochainement la couronne de reine sur la tête, dans des robes de damas, tout ornée de diamants, de chaînes et d’anneaux d’or, elle irait à l’église le dimanche dans sa voiture a huit chevaux, assise aux côtés de son royal époux, tandis que toutes les femmes, sans en excepter celle du maître d’école, seraient remplies d’étonnement, et que la fière aristocratie du village à la paroisse duquel appartenait Dapfuhlheim se tiendrait là respectueuse ! Combien de fois s’était-elle bercée de ces songes !

Demoiselle Annette fondit en larmes.

— Anna, ma fille, monte vite ici ! s’écria le sieur Dapfuhl avec son porte-voix.

Demoiselle Annette vit son père revêtu d’une espèce de costume de mineur. Il lui dit avec calme :

C’est lorsque le danger est le plus grand que le secours est plus proche. Daucus Carotta comme je viens de l’apprendre ne quittera son palais que demain seulement. Il a rassemblé les princes de son royaume, les ministres et les autres seigneurs pour tenir un conseil sur le chou d’hiver. La séance est importante, et durera peut-être assez longtemps pour que nous n’ayons pas de cette sorte de chou cette année. Je veux utiliser ce temps que Daucus emploie à ses travaux de gouvernement et qui l’empêchent de remarquer mes œuvres pour préparer l’arme avec laquelle je dois combattre et vaincre ce gnome pour le forcer à partir et à te laisser la liberté. Regarde incessamment pendant mon opération du côté de la tente au moyen de ce tube, et dis-moi sans retard si tu vois quelqu’un jeter un coup d’œil à l’intérieur ou en sortir.

Demoiselle Annette fit ce qui lui était recommandé, mais la tente demeura fermée. Elle entendit cependant, malgré le bruit que faisait le sieur Dapfuhl à quelques pas d’elle en frappant d’un marteau une plaque de métal, des cris sauvages et confus qui paraissaient sortir de la tente et un bruit éclatant semblable à celui que feraient des soufflets rudement appliqués. Elle le dit à son père, qui en parut enchanté et répondit que plus leurs disputes seraient terribles à l’intérieur et plus il lui serait facile de deviner ce qu’il serait à propos d’entreprendre pour leur perte.

Demoiselle Annette ne fut pas peu surprise lorsqu’elle vit que son père avait façonné en cuivre une paire de casseroles et une poêle à daube. Elle se persuada en sa qualité de connaisseuse, comme l’étamage avait parfaitement réussi, que son papa était au courant de l’art du chaudronnier, et elle demanda si elle pourrait prendre cette jolie batterie de cuisine pour son usage ? Son père en rit tout bas et lui répondit seulement :

— Descends, ma fille chérie, et attends patiemment les événements qui auront lieu demain ici.

Le sieur Dapfuhl avait ri et l’infortunée demoiselle Annette en conçut de l’espoir.

Le jour suivant, vers l’heure de midi, le sieur Dapfuhl descendit avec les ustensiles de ménage, s’établit à la cuisine et ordonna à sa ménagère de sortir parce qu’il voulait seul préparer le dîner. Il recommanda à Annette d’être aussi affable et aimable que possible pour Cordouan Spitz, qui allait bientôt venir.

Celui-ci arriva bientôt en effet, et, bien qu’il eût agi jusqu’à présent en homme passionné, il se montra ce jour-là plein de ravissement et de joie. Annette remarqua avec effroi qu’elle était devenue déjà assez petite pour que Daucus pût monter aisément sur ses genoux, ce qu’elle dut souffrir malgré tout le dégoût que lui causait le petit monstre.

Enfin le sieur Dapfuhl entra dans la chambre et dit :

— Ô mon excellent ami Porphirio de Ockerodastes ! voudriez-vous venir avec ma fille dans la cuisine pour voir comme votre future épouse a tout mis en ordre en bonne femme de ménage ?

Jamais demoiselle Annette n’avait remarqué le regard malin et sournois qu’il avait en prenant le bras du petit Daucus, qu’il tira comme par force de la chambre dans la cuisine. Demoiselle Annette suivit sur un signe de son père.

Le cœur d’Annette brûlait dans sa poitrine lorsqu’elle vit sur un beau feu pétillant de charbons enflammés les beaux vases de cuivre. Lorsque le sieur Dapfuhl conduisit Cordouan Spitz tout près du foyer, alors les poêles et les pots commencèrent à siffler et à bouillir de plus fort en plus fort, et les sifflements et les bouillonnements se changèrent en plaintes et en gémissements. Une voix sortit d’une casserole et s’écria :

— Ô Daucus Carotta ! mon roi ! sauve tes fidèles vassaux, sauve-nous, pauvres carottes coupées par morceaux, jetées dans une eau sale, bourrées pour notre tourment de beurre et de sel ! Nous souffrons d’immenses douleurs que partagent avec nous les nobles persils.

Et de la poêle à daube une voix disait :

— Ô Daucus Carotta ! mon roi ! sauve tes vassaux, sauve-nous, pauvres carottes, nous brûlons dans un enfer et l’on nous a donné si peu d’eau que la soif nous force à boire le sang de notre cœur ! Un cuisinier cruel nous a choisies, il a haché notre intérieur et l’a rempli d’un étrange mélange d’œufs, de crème et de beurre, de telle sorte que nos idées et les forces de notre esprit se sont confondues, et que nous ne savons plus ce que nous pensons.

Et l’on entendait alors crier tour à tour des casseroles et de la poêle :

— Ô Daucus Carotta ! notre puissant roi ! sauve tes fidèles vassaux, sauve-nous, carottes infortunées !

Alors Cordouan Spitz s’écria :

— Stupide jonglerie !

Et avec sa vivacité habituelle il s’élança vers le foyer, regarda dans les casseroles et y plongea tout à coup ; le sieur Dapfuhl s’élança et voulut fermer le couvercle en disant plein de joie :

— Prisonnier !

Mais Cordouan Spitz, avec la rapidité d’un ressort se dressa en dehors du pot et donna au sieur Dapfuhl une telle paire de soufflets que sa mâchoire en craqua, et il criait :

— Stupide et ignorant cabaliste, tu me le payeras ! dehors, dehors, vous tous, jeunes gens !

Et des pots, des poêles se précipita une armée en désordre de centaines et de centaines de petits êtres affreux et grands comme le doigt. Ils s’attachèrent avec force au corps de Dapfuhl, le renversèrent dans un grand plat et le couvrirent de la sauce de tous les vases et des œufs, des fleurs de muscade et de crème battue. Et puis Dapfuhl sauta par la fenêtre et les autres en firent autant.

Annette tomba consternée près du plat où son malheureux père