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qu’il eut en riant jeté au feu les poésies qu’il eût autrefois admirées, il redevint un bon et honnête garçon comme auparavant.

Un matin le sieur Dapfuhl descendit de sa tour pour conduire à l’église les fiancés Annette et Amandus de Nebelstern.

Leur mariage fut toujours heureux. La chronique de Dapfuhlheim ne dit pas si les fiançailles du sieur Dapfuhl avec la sylphide Nehahilah eurent lieu plus tard.


LE CHOIX D’UNE FIANCÉE.


I.
Qui traite de fiancées, de noces, de secrétaires intimes, de chancellerie, de tournois, de procès de sorcières, d’enchantements diaboliques et d’autres agréables choses.

Dans la nuit de l’équinoxe d’automne, le secrétaire intime de la chancellerie, Tusmann, sortait du café, où il avait l’habitude de passer régulièrement deux heures tous les soirs. Il s’en retournait à son domicile placé dans la rue de Spandau. Le secrétaire intime de la chancellerie était réglé et méthodique dans tout ce qu’il faisait. Il s’était habitué à ôter son habit et ses bottes pendant le temps que l’horloge des tours des églises Sainte-Marie et Saint-Nicolas sonnait onze heures, de manière qu’aux dernières vibrations des cloches, les pieds fourrés dans de larges pantoufles, il se coiffait de son bonnet de nuit.

Pour ne pas être en retard aujourd’hui, car les cloches allaient sonner, il voulut passer rapidement (presqu’en sautant même) de la rue Royale à la rue de Spandau, lorsqu’une manière étrange de frapper qu’il entendit près de lui le tint cloué à la même place.

Il aperçut à la clarté des réverbères une figure enveloppée dans un manteau de couleur sombre et placée au pied de la tour de l’ancien hôtel de ville. Elle frappait fortement à la porte de la boutique du commerçant Warnatz, connu pour tenir à bon marché des articles de quincaillerie ; puis elle faisait un pas en arrière et soupirait profondément en regardant en l’air les fenêtres en ruine de la tour.

— Mon cher monsieur, dit complaisamment le secrétaire intime de la chancellerie, vous vous trompez, il n’y a dans la tour âme qui vive, excepté peut-être des rats, des souris ou des hiboux ; si vous voulez demander au sieur Warnatz quelques-unes de ses marchandises, vous ferez mieux de revenir demain.

— Mon cher monsieur Tusmann…

— Secrétaire intime de la chancellerie depuis bien des années ! dit Tusmann en interrompant involontairement l’étranger, bien qu’il fût un peu intrigué d’être connu de lui.

Celui-ci n’y fit pas la moindre attention, mais redit encore :

— Mon cher monsieur Tusmann, vous semblez prendre plaisir à ne pas me comprendre. Je n’ai nul besoin de vos marchandises de fer ou d’acier, et je n’ai rien à faire avec M. Warnatz. C’est aujourd’hui l’équinoxe d’automne, et je veux voir la fiancée. Elle a déjà entendu mes soupirs d’amour et les coups que je frappe plein de désir, et elle va paraître à l’instant à la fenêtre.

Le ton sourd avec lequel l’homme prononça ces mots avait quelque chose de solennel et de fantastique qui répandit un frisson glacé sur tous les membres du secrétaire intime de la chancellerie. Le premier coup de la onzième heure retentit dans le clocher en ruine. Au même instant un bruit se fit entendre à la fenêtre de l’hôtel de ville et l’on y aperçut une figure de femme. Aussitôt que la lumière de la lanterne éclaira son image Tusmann murmura d’une voix plaintive :

— Ô grand Dieu du ciel ! puissances célestes ! qu’est-ce que cela ?

Au dernier tintement, c’est-à-dire au moment même où Tusmann avait l’habitude de mettre son bonnet de nuit, le fantôme disparut.

Cette étrange apparition sembla avoir mis hors de lui le secrétaire intime de la chancellerie. Il soupirait, gémissait, attachait sur la fenêtre un regard fixe, et murmurait en lui-même :

— Tusmann !… Tusmann !… secrétaire intime… rassemble tes sens… ne deviens pas fou, mon cœur !… ne te laisse pas éblouir par le démon, âme candide !

— Vous paraissez, monsieur Tusmann, reprit l’étranger, tout saisi de ce que vous avez vu… J’ai seulement voulu regarder la fiancée.

— Je vous en prie, dit Tusmann d’une voix lamentable, ne m’enlevez pas mon titre modeste. Je suis secrétaire intime de la chancellerie, dans ce moment à la vérité très-troublé et presque hors de son bon sens. Je vous en prie humblement, mon très-estimable monsieur, car si je ne vous donne pas la qualité qui vous appartient, c’est par complète ignorance de la position de votre très-honorée personne. Mais je vous appellerai secrétaire intime, car il s’en trouve une si incroyable quantité dans notre bonne ville de Berlin, que l’on se trompe rarement en donnant ce titre. Je vous prie donc, monsieur le secrétaire intime, de ne pas me cacher quelle fiancée vous avez voulu voir à cette heure indue.

— Vous êtes, lui dit l’étranger à voix haute, un singulier homme avec vos titres et votre rang. Si l’on est conseiller intime parce que l’on comprend quelques mystères et que l’on peut donner un bon conseil, je peux alors à juste titre prendre cette qualité. Je m’étonne qu’un homme versé comme vous l’êtes dans l’étude des anciens écrits et des manuscrits rares, très-estimable secrétaire intime de la chancellerie, ne sache pas que lorsqu’un initié — comprenez-vous bien ce que veut dire un initié ? — frappe à la onzième heure de la nuit d’équinoxe à la porte ou seulement contre le mur de la tour, la jeune fille qui doit être la plus heureuse fiancée de Berlin jusqu’à l’équinoxe du printemps apparaît en haut de cette fenêtre.

— Monsieur le conseiller intime, s’écria Tusmann comme enthousiasmé tout à coup de ravissement et de joie, très-honorable conseiller intime, cela est-il réel ?

— C’est la vérité, répondit l’étranger ; mais pourquoi restons-nous plus longtemps dans la rue ? Votre heure habituelle de sommeil est passée, allons-nous-en dans le nouveau cabaret de la place Alexandre, pour que je vous en apprenne davantage sur la fiancée, et pour reprendre en même temps votre tranquillité d’esprit, qui paraît, je ne sais pourquoi, vous avoir tout à fait abandonné.

Le secrétaire intime de la chancellerie était un homme très-rangé. Sa seule récréation consistait, ainsi que nous l’avons déjà vu, à passer chaque jour une couple d’heures dans un café en parcourant les feuilles politiques et les écrits du jour, ou bien aussi à se délecter avec un verre de bonne bière en lisant avec attention un livre qu’il apportait avec lui. Il ne buvait en quelque sorte pas de vin, excepté le dimanche, où il avait l’habitude après le sermon de prendre dans son café un verre de malaga avec un peu de zwiebach. Il avait horreur des aventures nocturnes, et c’était une chose incompréhensible que de le voir suivre sans résistance et sans prononcer un seul mot l’étranger, qui dirigeait ses pas rapides et retentissants dans la nuit vers la place Alexandre.

Lorsqu’ils entrèrent dans la taverne un seul homme était assis solitairement à une table et devant lui était un grand verre rempli de vin du Rhin. Les rides profondes de son visage témoignaient de son grand âge. Son regard était vif, pénétrant, et sa barbe trahissait le juif resté fidèle à ses habitudes et à d’anciens usages. Il était habillé à l’ancienne mode française usitée à peu près dans l’année dix-sept cent vingt ou trente, ce qui pouvait laisser croire qu’il appartenait à cette époque depuis longtemps passée.

L’étranger que Tusmann avait rencontré était encore plus curieux à examiner.

C’était un homme grand et maigre, mais dont les muscles annonçaient cependant la force. Il paraissait dans la cinquantaine. Son visage pouvait avoir été beau autrefois. Ses grands yeux brillaient sous ses épais sourcils noirs avec une ardeur juvénile. Son front ouvert, son nez courbé comme le bec d’un aigle, sa bouche finement dessinée, son menton rond l’auraient fait remarquer entre mille. L’habit et les culottes étaient coupés d’après la nouvelle mode, mais le bonnet et le manteau appartenaient au seizième siècle. Ce qui inspirait à son approche un effroi étrange et presque glacial, c’étaient surtout ses yeux, qui brillaient au milieu d’une nuit obscure, le son de sa voix sombre et tout son être, qui protestait contre la forme grêle du temps présent.

L’étranger fit un signe de tête au vieillard assis à table comme à une ancienne connaissance,

— Il y a bien longtemps que je ne vous ai vu, lui cria-t-il, vous portez-vous toujours bien ?

— Comme vous voyez, lui répondit le vieillard d’un air grondeur, toujours en bon état et sur mes jambes, joyeux et actif, si cela vous intéresse.

— Cela se demande, s’écria l’étranger en riant, et il commanda au garçon une bouteille du plus ancien vin du Rhin de la cave de l’hôtel.

— Mon excellent, mon très-honorable secrétaire intime, commença à dire Tusmann, mais l’étranger l’interrompit aussitôt.

— Laissez donc là tous vos titres, mon cher monsieur Tusmann. Je ne suis ni conseiller intime ni secrétaire particulier de la chancellerie, mais ni plus ni moins qu’un artiste ciseleur qui travaille dans les métaux les plus nobles et les pierreries les plus précieuses. Mon nom est Léonard.

— Ainsi un bijoutier, un orfèvre, murmura Tusmann en lui-même, et il réfléchit qu’il aurait dû dès son premier coup d’œil jeté sur l’étranger à la lumière de la chambre être convaincu qu’il lui était impossible avec son manteau, son bonnet et son collet taillés à l’ancienne mode allemande d’être un conseiller intime un peu convenable.

Léonard et Tusmann prirent place à table auprès du vieillard qui les accueillit avec un sourire grimaçant. Lorsque Tusmann eut, sur l’invitation pressante de Léonard, vidé deux ou trois verres, ses joues pâles se colorèrent. Il se mit à boire en souriant, les regards fixés devant lui comme s’il voyait dans son intérieur les plus agréables images.

— Et maintenant, dit Léonard, dites-moi franchement, mon cher Tusmann, pourquoi vous avez fait tant de gestes lorsque la fiancée est