Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/64

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mettre sur le compte de votre folie amoureuse la colère qui vous égare.

— Mais, pour ce qui concerne l’art, reprit Edmond, je ne vois pas pourquoi, puisque, comme vous le savez, les moyens ne me manquent pas, je n’irais pas à Rome faire des études sans abandonner l’idée d’épouser Albertine. Oui, je pensais justement que si j’étais certain d’obtenir sa main je pourrais partir pour l’Italie et y séjourner une année entière pour retourner dans les bras de ma fiancée enrichi par de véritables connaissances d’artiste.

— Comment, Edmond, s’écria l’orfévre, était-ce réellement un projet sérieux ?

— Certainement, reprit le jeune homme, autant mon cœur est plein d’amour pour la charmante Albertine, autant il éprouve de désirs pour le pays qui est le vrai pays de l’artiste.

— Peux-tu me donner ta parole que si Albertine t’est accordée tu partiras aussitôt pour l’Italie ?

— Pourquoi ne le ferais-je pas ? reprit le jeune homme, c’était mon projet sérieux, et ce le serait encore s’il était arrivé ce dont je désespère fort maintenant.

— Eh bien ! Edmond, reprit vivement l’orfèvre, prends courage, cette énergique pensée te conquiert ta bien-aimée. Je te garantis sur ma parole que dans peu de jours Albertine sera ta fiancée, n’en doute pas !

La joie, le ravissement brillèrent dans les yeux d’Edmond. L’orfévre mystérieux le laissa avec le doux espoir et tous ses songes.

Dans une partie solitaire du jardin des animaux, sous un grand arbre, comme un chêne tombé dirons-nous en empruntant le langage de Célie dans Comme il vous plaira ou bien comme un chevalier mortellement blessé, se tenait couché le secrétaire intime Tusmann. Il jetait ses plaintes douloureuses au fidèle vent d’automne.

— Ô Dieu juste ! disait-il, malheureux secrétaire intime, si digne de pitié, comment as-tu mérité tous les affronts qui pleuvent sur toi ? Thomasius ne dit-il pas que le mariage n’est nullement contraire à la recherche de la science, et pourtant depuis que tu as tourné par là tes idées, tu as presque perdu l’esprit. D’où vient l’antipathie de l’estimable Albertine contre ta personne, petite il est vrai, mais suffisamment ornée de louables qualités ? Est-ce donc un politique qui ne se marie pas, ou bien un savant en droit, qui, d’après la recette de Cléobule, doit un peu battre sa femme lorsqu’elle n’est pas aimable, pour que la belle des belles ait tant de répugnance à t’épouser ? Pourquoi te faut-il, aimable conseiller, entrer en champ clos avec des magiciens et des enragés de peintres qui prennent ta figure délicate pour une peau de parchemin tendue et de leur brosse effrontée y ébaucher une esquisse dans le genre de Salvator Rosa, sans règles ni manière, oh ! cela est le plus fort ! J’ai mis tout mon espoir dans mon véritable ami Streccius, si versé dans la chimie, et qui sait parer à tout malheur, mais en vain ! Plus je me lave avec l’eau qu’il m’a donnée, et, plus je deviens vert, bien que le vert prenne des nuances différentes, de sorte que le printemps, l’été et l’automne ont tour à tour passé sur mon visage. Ce vert est ma perte, et si je ne trouve pas pour lui le blanc d’hiver convenable, je me laisse aller à mon désespoir et je me jette dans une sale mare où je trouverai la mort.

Tusmann avait raison de se plaindre, car cette couleur verte, qui paraissait plutôt une teinture habilement combinée qu’une peinture à l’huile, avait si bien pénétré dans la peau, qu’il était impossible de l’enlever. Dans le jour, il n’osait pas sortir sans avoir son chapeau enfoncé jusqu’aux yeux et un mouchoir devant sa figure, et même au crépuscule il ne s’aventurait qu’au galop à travers les rues désertes. Il craignait d’une part les railleries des polissons des rues, de l’autre il redoutait la rencontre de personnes de son bureau, où il avait fait dire qu’il était malade.

Il arrive souvent que l’on sent plus vivement les chagrins dans le silence de l’obscure nuit que pendant la journée bruyante. Il arriva aussi que plus les nuages devinrent obscures au ciel, plus les ombres de la forêt s’épaississaient au bruit du vent d’automne qui mugissait en sifflant comme un moqueur terrible à travers les bois, plus Tusmann écrasé par sa douleur s’abandonnait au désespoir. L’effroyable idée de se précipiter dans la mare verdie par les grenouilles pour terminer son existence pénétra si profondément le conseiller intime qu’il crut y voir un signe du sort auquel il devait obéir.

– Oui, dit-il d’une voix perçante en se levant précipitamment, oui, secrétaire intime, tout est fini pour toi ! Désespère, bon Tusmann, livre-toi à la mare verte ! Adieu, cruelle demoiselle Albertine Voswinkel, vous ne verrez plus votre fiancé, que vous avez si indignement repoussé, il va sauter dans la mare !

Il courut en furieux vers le bassin voisin, qui brillait dans le crépuscule comme un beau et large chemin, et il se tint sur le bord.

La pensée de sa mort prochaine put troubler ses sens, car il se mit à chanter d’une voix haute et éclatante le chant populaire anglais dont voici le refrain :

Les prés sont verts, les prés sont verts !

Et puis il jeta dans l’eau son Livre de sagesse politique, le Livre de poche pour la cour et la ville, l’Art de prolonger la vie, par Huteland, et il allait s’élancer lorsqu’il se sentit saisi en arrière par un bras vigoureux. Et en même temps il entendit la voix bien connue du magicien, qui disait :

— Tusmann, que voulez-vous faire ! Ne soyez pas un âne, et ne faites pas de folies pareilles.

Le secrétaire intime réunit toutes ses forces pour se dégager des bras de l’orfévre tout en lui coassant au lieu de parler, ce dont il était incapable :

— Monsieur le professeur, je suis au désespoir, et je n’ai plus de ménagements à garder, ainsi ne le prenez pas en mauvaise part d’un secrétaire intime désespéré qui sait partout ailleurs ce que demandent les convenances. Je vous le dis sans détour, je souhaite que le diable vous emporte avec toutes vos sorcelleries, toutes vos grossièretés, tout votre maudit… vous, vous et Tusmann !

L’orfévre le laissa aller, et il tomba épuisé dans le gazon haut et humide.

Se croyant au fond du bassin, il disait :

— Ô froide mort ! ô verte prairie ! Adieu ! mes compliments à mademoiselle Albertine Voswinkel. Adieu, brave conseiller, le malheureux fiancé est couché parmi les grenouilles qui louent le Seigneur pour le beau temps d’été.

— Voyez-vous, Tusmann, dit l’orfévre d’une voix forte, vous êtes fou et épuisé, vous voulez m’envoyer au diable, et si j’étais le diable, et qu’il me plût de vous tordre le cou à cette place même, lorsque vous croyez être dans le bassin !

Tusmann gémit, sanglota et se secoua comme agité d’une fièvre glacée.

— Mais, dit l’orfévre, je n’ai pour vous que de bonnes idées, et vous pardonne votre désespoir. Levez-vous et venez avec moi.

Il aida le pauvre secrétaire intime à se relever. Celui-ci murmura tout anéanti :

— Je suis en votre pouvoir, très-honorable professeur, faites de mon cadavre mortel ce qu’il vous plaira ; mais épargnez, je vous en supplie, mon âme immortelle.

— Trêve de bavardage, et partons vite, s’écria l’orfévre, et il prit le secrétaire intime sous le bras et s’éloigna ; mais au milieu de la route, qui traverse du jardin des animaux aux tentes, il s’arrêta, et dit :

— Halte, Tusmann ! vous êtes tout mouillé et avec le plus affreux aspect, je veux au moins vous essuyer le visage.

Et il tira de sa poche un mouchoir blanc, et fit ce qu’il lui avait annoncé.

Lorsque les brillantes lanternes des tentes de Weber éclairèrent le bosquet, Tusmann s’écria tout effrayé :

— Au nom de Dieu ! honorable professeur, où me conduisez-vous ? N’entrons-nous pas dans la ville, n’allons-nous pas chez moi, parmi le monde ? Dieu juste ! je ne pense pas me faire voir, je ferai événement, je causerai un scandale.

— Je ne sais ce que signifient toutes ces craintes, répondit l’orfévre, êtes-vous donc un lièvre, par hasard ! Il vous faut absolument prendre un cordial, peut-être un verre de punch, sans cela vous vous refroidirez et attraperez la fièvre, venez avec moi.

Le secrétaire intime se lamenta, parlant sans cesse de son visage vert, de sa figure peinte à la manière de Salvator Rosa : l’orfévre n’y prêta pas la moindre attention, mais l’entraîna avec force.

Lorsqu’ils entrèrent dans la salle bien éclairée, Tusmann en voyant encore deux dîneurs à la grande table couvrit sa figure d’un mouchoir.

Qu’avez-vous, lui dit l’orfévre, à cacher ainsi votre honnête figure ?

— Ah Dieu ! dit en sanglotant le secrétaire intime, ah Dieu ! honorable professeur, vous savez bien que le jeune peintre furieux m’a peint le visage !

— Folie que tout cela ! s’écria l’orfévre en le saisissant d’une main puissante et l’installant devant la glace placée au fond de la salle, tandis qu’il l’éclairait avec une lumière qu’il avait saisie.

Tusmann regarda involontairement, et ne put s’empêcher de pousser un grand cri ; non-seulement la laide couleur verte avait disparu, mais jamais Tusmann n’avait eu un teint si vermeil ; de sorte qu’il semblait rajeuni. Au comble de la joie il sauta en l’air des deux pieds, et dit d’une voix douce et pleine de larmes :

— Ô Dieu ! que vois-je ! cher professeur, c’est à vous que je dois cette félicité ! maintenant mademoiselle Voswinkel, pour laquelle je me suis presque jeté dans l’abîme des grenouilles, ne fera plus de difficultés pour m’accepter pour époux ! Oui, honorable professeur, vous m’avez arraché à un grand malheur ! Je sentais aussi un certain bien-être lorsque vous passiez sur ma figure votre mouchoir blanc comme la neige, oh ! parlez ! vous avez été mon bienfaiteur !

— Je ne puis nier, répondit l’orfévre, que c’est moi qui vous ai enlevé cette couleur verte, et vous pouvez en conclure que je ne suis pas votre ennemi autant que vous vouliez bien le croire. Votre niaiserie ridicule de vous être laissé persuader par le conseiller d’être l’époux d’une belle et jeune fille avide des plaisirs de la vie est la seule chose qui me déplaise en vous ; maintenant que vous pensez encore à ce mariage, à peine hors du tour que l’on vous avait joué,