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alla de suite dans un coin de la chambre, se jeta dans un fauteuil, mit le livre dans sa poche, l’en retira et donna à comprendre par le ravissement qui brillait dans ses yeux combien l’orfévre, à son égard, avait magnifiquement tenu sa promesse,

Maintenant vint le tour du baron Bensch.

Il entra, s’avança avec sa sotte et lourde tournure vers la table, regarda les boîtes avec son lorgnon et en épela les inscriptions. Mais bientôt un irrésistible instinct naturel l’enchaîna à la boîte d’or, au couvercle orné de ducats.

« Je donne à celui qui me prend un bonheur suivant ses goûts. »

— Eh bien, j’aime les ducats et j’aime Albertine, pourquoi hésiter plus longtemps !

Ainsi parla Bensch, et il saisit la boîte d’or, en reçut la clef d’Albertine, l’ouvrit et trouva une fine lime anglaise !

Auprès, sur un papier, se lisaient ces mots :

« Tu as gagné ce que ton cœur désirait avec une horrible douleur. Toute autre chose est raillerie. Un commerce florissant va toujours en avant, jamais en arrière. »

Hé ! s’écria-t-il courroucé, que ferai-je de cette lime ? La lime est-elle un portrait, le portrait d’Albertine ? Je lui donne la boite comme un cadeau de fiançailles. Venez, mademoiselle ! Il s’approchait d’Albertine, mais l’orfévre le retint par les épaules en lui disant :

— Halte, monsieur ; ceci est contre nos conventions. Vous devez être enchanté de la lime, et vous en serez persuadé lorsque vous connaîtrez l’inappréciable valeur de ce précieux bijou comme la sentence vous l’annonce. Avez-vous dans votre poche un beau ducat bien ourlé ?

— Oui, dit Bensch, eh bien ?

— Prenez un ducat pareil et limez-en le bord.

Bensch le fit avec une dextérité qui indiquait une longue habitude, et le bord du ducal gagnait en éclat, et il en fut ainsi du deuxième, du troisième ducat. Plus Bensch limait, plus l’ourlet s’élargissait.

Manassé avait jusqu’alors regardé tranquillement ce qui s’était passé, mais alors il se jeta sur son neveu, les yeux étincelants, et lui cria d’une voix sourde et désespérée :

— Dieu mon Père, qu’est-ce que c’est que ceci ? À moi la lime ! à moi la lime ! C’est la pièce enchaînée pour laquelle j’ai vendu mon âme il y a plus de trois cents ans ! Dieu mon Père, à moi la lime !

Il voulut l’arracher à Bensch, qui le repoussa en criant :

— Va-t’en, vieux fou ! C’est moi qui ai trouvé la lime !

Alors Manassé s’écria en fureur :

— Insecte, fruit gâté de mon sang, donne la lime ! Tous les diables sur toi, voleur infâme !

Manassé, avec un flot d’injures hébraïques, s’accrocha fortement au baron, et, grinçant des dents, il employa toutes ses forces pour lui arracher la lime.

Bensch défendit le bijou comme la lionne défend son petit, jusqu’à ce qu’à la fin Manassé commença à s’affaiblir. Alors le neveu saisit l’oncle d’un bras vigoureux, le jeta à la porte de sorte que ses membres en craquèrent ; puis il revint avec la rapidité de l’éclair, poussa une petite table dans un coin de la chambre en face du secrétaire intime, prit une poignée de ducats, et se mit à limer avec ardeur.

— Maintenant nous sommes à jamais délivrés du vieux Manassé, cet homme affreux ! dit l’orfévre. On prétend qu’il est un second Ahasverus et suit sa course de spectre depuis l’année 1572. Autrefois il fut condamné sous le nom du changeur Lippold pour cause de magie diabolique ; mais le diable le sauva au prix de son âme immortelle. Des gens qui s’y entendent l’ont vu ici, à Berlin, sous différentes formes, et de là vient le bruit qu’il se trouve encore ici de notre temps non pas un seul Lippold, mais une foule de Lippolds. Eh bien, comme j’ai aussi quelques connaissances dans les sciences occultes, je l’ai à jamais anéanti !

Je t’ennuierais évidemment, cher lecteur, si je te racontais longuement ce que tu sais déjà depuis longtemps, c’est-à-dire qu’Edmond prit la cassette avec l’inscription « Celui qui me prendra trouvera le bonheur rêvé. » et trouva dans l’intérieur de la boîte le portrait d’Albertine en une miniature parfaitement ressemblante avec ces ligues :

« Oui, tu as réussi : lis ton bonheur dans le regard d’amour de la plus belle, ainsi le veut l’histoire du monde. Le baiser de la bien-aimée t’apprendra ce que le rêve a dû créer pour toi. »

Edmond voulut, semblable à Bassiano, suivre l’avis des derniers mots ; il pressa sur son cœur sa bien-aimée rougissante, il l’embrassa, et le conseiller était tout joyeux de l’heureuse issue du plus embrouillé de tous les mariages à faire.

Le baron Bensch avait limé aussi activement que le secrétaire intime avait lu. Tous deux ne s’occupèrent de ce qui se passait que lorsque le conseiller annonça à haute voix qu’Edmond Lehsen ayant choisi la boîte où se trouvait le portrait d’Albertine, obtiendrait sa main. Le secrétaire intime en parut enchanté, en ce que, signe chez lui d’une joie extrême, il se frotta les mains, sauta une ou deux fois en l’air et se mit à sourire. Le baron Bensch parut n’en prendre aucun souci ; mais il embrassa le conseiller, le qualifia de parfait gentilhomme qui l’avait rendu heureux par le sérieux cadeau de la lime. Il l’assura qu’il pourrait compter sur lui dans toutes ses affaires, et il s’éloigna rapidement.

Le secrétaire intime remercia aussi le conseiller, les yeux remplis de larmes d’attendrissement, de l’avoir fait le plus heureux des hommes par le don du plus rare de tous les livres pris dans sa propre bibliothèque, et il suivit le baron en toute hâte après s’être épuisé en démonstrations aimables envers Albertine, Edmond et le vieil orfévre.

Bensch ne tourmenta plus le monde littéraire de ses monstrueux essais esthétiques, il préféra passer son temps à limer ses ducats.

Tusmann ne fut plus le tourment des bibliothécaires, qui passaient leur journée à lui procurer de vieux volumes oubliés depuis longtemps.

Après quelques semaines de ravissement et de joie, on eut un grand chagrin dans la maison du conseiller. L’orfévre avait au nom de l’art sommé Edmond de tenir sa parole et d’aller en Italie.

Edmond, quelque douloureuse que fût la séparation, éprouva pourtant le vif désir de faire un pèlerinage vers le pays des arts, et Albertine elle-même pensa, tout en versant des larmes amères, combien il serait intéressant de tirer de sa corbeille à ouvrage, dans les nombreuses soirées de thé, les lettres qui lui arriveraient de Rome.

Edmond est déjà depuis plus d’un an à Rome, et l’on peut présumer que l’échangé de lettres entre lui et Albertine devient de plus en plus froid et rare. Qui peut savoir ce qui arrivera à la fin du mariage de ces deux jeunes gens ? En tout cas Albertine ne restera pas fille, elle est trop belle et trop riche pour cela.

En outre, on remarque que le référendaire Glozin, un beau jeune homme à la taille mince et serrée, portant deux gilets et un nœud de cravate à l’anglaise, accompagne souvent au jardin des animaux mademoiselle Albertine, avec laquelle il a dansé dans les bals de l’hiver les contredanses françaises les plus charmantes ; et l’on remarque aussi que le conseiller des commissions marche derrière le couple avec la mine d’un heureux père. Le référendaire Glozin a déjà passé deux examens à la chambre de droit, et, d’après le dire des examinateurs qui l’ont suffisamment torturé dans une heure matinale, ou, comme on dit ordinairement, ont tâté ses dents, ce qui fait mal surtout quand les dents sont creuses, il est sorti victorieusement des épreuves. Cet examen doit avoir été cause que des projets de mariage ont pris naissance dans la tête du référendaire, car il est surtout très-habile dans la conduite des affaires hasardeuses.

Peut-être Albertine épousera-t-elle le joli référendaire, quand il aura obtenu une bonne place ; mais il faut attendre les événements.


L’HÔTE MYSTÉRIEUX.


L’orage grondait, annonçant l’approche de l’hiver ; il chassait devant lui les nuages noirs, et des torrents de pluie et de grêle pétillantes tombaient avec un bruit de sifflement.

— Nous serons seules aujourd’hui, dit la colonelle de G… à sa fille, nommé Angélique, lorsque la pendule sonna sept heures. Nos amis auront peur du mauvais temps. Je voudrais seulement que mon mari revint.

Au même instant entra le grand écuyer Maurice de R… Il était suivi du jeune docteur en droit, qui, par son esprit et son inépuisable bonne humeur, égayait la société qui se réunissait ordinairement le vendredi dans la maison du colonel. Là, comme le disait Angélique, se rassemblait un cercle intime tout joyeux de ne pas former une société plus importante. Il faisait froid dans la salle ; la colonelle fit allumer du feu dans la cheminée et approcher la table de thé.

— Je ne suppose pas, dit-elle, que deux hommes comme vous arrivés jusqu’ici à travers les mugissements de l’orage avec un héroïsme chevaleresque puissent se contenter de notre thé, bien humble et peu restaurant ; aussi mademoiselle Marguerite va-t-elle préparer cette excellente boisson du Nord, qui brave le plus mauvais temps.

Marguerite, Française, qui à cause de sa langue maternelle et d’autres qualités féminines était dame de compagnie de mademoiselle Angélique, dont elle avait à peu près l’âge, parut et fit ce qu’on lui demandait.

Le punch fumait, le feu pétillait dans la cheminée, on se serra autour de la petite table. Tous frissonnaient, et si éveillé qu’on eût été, si haut qu’on eût parlé d’abord en se promenant dans la chambre, il s’établit un moment de silence, et les voix étranges que l’orage avait éveillées dans le manteau de la cheminée sifflaient et gémissaient très-distinctement.

— Il est bien convenu, dit enfin Dagobert le jeune docteur en droit, que l’hiver, le feu de cheminée et le punch s’entendent ensemble pour élever dans notre âme une terreur mystérieuse.