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contes mystérieux.

sur le plus beau sein, et en chatouillant l’admirable femme de mes doux baisers. Souvent elle me poursuivait de ses doigts de rose, sans jamais pouvoir me saisir. C’était pour moi comme une gracieuse caresse, comme le charmant badinage d’un amour heureux.

Quelle n’est pas la folie d’un amant, même lorsque cet amant est maître Floh !

Il vous suffira de savoir que la pauvre Gamaheh fut assaillie par l’affreux prince Egel, qui lui donna la mort par un baiser. J’aurais réussi à la sauver si un maître vantard et un maître sot ne s’étaient mal à propos mêlés dans cette affaire pour tout gâter. Le vantard était le chardon Zéhérit, et le maître sot le génie Thétel. Lorsque celui-ci m’enleva dans les airs avec la princesse endormie, je me cramponnai solidement à la dentelle de Bruxelles qu’elle portait au cou, et fus ainsi le compagnon de voyage de Gamaheh, sans être vu du génie. Il arriva que nous passâmes en volant au-dessus de la tête de deux mages qui observaient à ce moment d’une haute tour le cours des astres. Alors un des deux mages tourna de mon côté un verre d’une telle puissance que je fus ébloui de l’éclat de l’instrument magique. Je fus pris d’un tel vertige que j’essayai en vain de me retenir ; je tombai, perdu sans espoir, de cette hauteur affreuse, mais heureusement sur le nez du mage, et ma légèreté, ma souplesse extraordinaire me sauvèrent la vie.

J’étais encore trop étourdi pour pouvoir m’élancer du nez du mage afin de me mettre tout à fait en sûreté, lorsque le monstre, le traître Leuwenhoek (c’était son nom) me donna la chasse de ses doigts habiles et me plaça aussitôt dans un microscope universel. Bien qu’il fût déjà nuit et qu’il dût pour cela allumer la lampe, c’était un observateur trop habile et trop au fait de la science pour ne pas me reconnaître pour maître Floh.

Ravi de l’heureux hasard qui lui jetait dans les mains un prisonnier de mon importance, et décidé à en tirer tout le parti possible, il me chargea de chaînes, et alors commença une captivité pleine de tourments, dont je fus hier matin délivré par vous, monsieur Tyss.

Avec ma possession, le terrible Leuwenhoek avait acquis plein pouvoir sur mes vassaux, qu’il rassemblait en troupe autour de lui, et auxquels il donnait, avec de durs traitements, une prétendue éducation qui nous priva bientôt de notre liberté et de tous les agréments de la vie. Quant à ce qui a rapport aux études, aux sciences et aux arts, Leuwenhoek reconnut bientôt, à son grand étonnement et à son humiliation grande, que nous étions presque plus instruits que lui. La haute éducation qu’il nous donnait par force consistait principalement en représentations dont nous devions être l’objet principal. Et cela amena une foule de nécessités qui nous étaient inconnues jusqu’alors, et auxquelles il fallut nous soumettre à la sueur de notre front. Nous devions prendre le costume de diverses professions, porter des armes, et ainsi de suite. Alors se formèrent parmi nous des tailleurs, des cordonniers, des friseurs, des brodeurs, des fabricants de boutons, d’armes, de sellerie, des armuriers, des carrossiers et une foule d’autres ouvriers qui ne travaillaient que pour satisfaire un luxe inutile et corrupteur.

Le pire de cela était que Leuwenhoek n’avait pour but que son propre intérêt, et qu’il ne montrait nos talents aux hommes que pour en tirer de l’argent. En outre, l’honneur de notre éducation n’en revenait qu’à lui, et il recevait les louanges que seuls nous avions méritées. Leuwenhoek savait fort bien qu’en me perdant il perdait l’empire sur mon peuple ; il en resserrait d’autant plus le charme qui me liait à lui, et ma captivité n’en était que plus horrible.

Je pensais à la belle Gamaheh avec le plus ardent amour, et je cherchais les moyens de m’informer de son sort. Mais un hasard favorable m’apporta de lui-même ce que l’esprit le plus subtil n’aurait pu procurer. L’ami et l’associé de mon mage, le vieux Swammerdam, avait découvert la princesse Gamaheh dans la poussière de fleur d’une tulipe, et il avait fait part de cette découverte à son ami. Celui-ci, par des moyens que je ne prétendrai pas vous expliquer, mon bon monsieur Tyss, par la raison que vous n’y comprendriez rien, parvint à rendre à la princesse sa forme naturelle et à la rappeler à la vie. En résumé, ces deux très-doctes personnes se montrèrent aussi sottement maladroites que le génie Thétel et le chardon Zéhérit. C’est-à-dire que, dans leur empressement, ils avaient oublié la chose principale, et il arriva que la princesse, dans l’instant même où elle revint à la vie, fut sur le point de la perdre encore. Moi seul savais ce qu’il fallait faire ; l’amour pour la belle Gamaheh, qui brûlait dans mon cœur plus violemment que jamais, me donna des forces de géant. Je brisai mes chaînes et m’élançai d’un saut vigoureux sur l’épaule de cette belle.

Une seule piqûre me suffit pour remettre en mouvement le sang qui s’arrêtait. Elle vécut ; mais je dois vous dire, monsieur Peregrinus, que cette piqûre doit être renouvelée si la princesse veut conserver sa jeunesse et sa beauté : sans cette précaution, elle deviendrait en quelques mois décrépite comme une vieille femme. Par cela même je lui deviens indispensable, et la seule crainte de me perdre explique l’ingratitude dont elle a payé mon amour. Elle me livra à l’affreux tourmenteur Leuwenhoek, qui me chargea de chaînes plus pesantes encore, mais pour son propre malheur. Malgré toutes ses précautions, je parvins enfin, dans un moment où la surveillance s’était ralentie, à m’élancer hors de ma prison. Malgré le poids incommode de mes bottes de cavalier, que je n’avais pas eu le temps de défaire, j’arrivai heureusement à la boutique de jouets d’enfants où vous faisiez vos achats. Presque au même instant, à ma grande frayeur, Gamaheh entra dans la boutique. Je me crus perdu ; vous seul, noble monsieur Peregrinus, pouviez me sauver, je vous racontai tout bas mes peines, et vous eûtes la bonté d’ouvrir la boîte où je m’élançai, et avec laquelle vous partîtes à l’instant. Gamaheh me chercha en vain, et elle apprit seulement plus tard ma nouvelle évasion et le lieu de ma retraite.

Du moment où je fus en liberté, Leuwenhoek perdit toute puissance sur mon peuple. Ils s’échappèrent tous, et laissèrent au tyran par dérision des grains de poivre, des pépins de fruits, qu’ils mirent dans leurs habits. Merci, encore une fois, de grand cœur, pour votre bienfait, dont je vous serai reconnaissant plus que personne au monde ; permettez-moi de rester quelques jours chez vous ; je pourrai vous être utile, plus utile que vous ne le croyez, sans doute, dans plusieurs circonstances de votre vie. Toutefois je pourrais regarder comme dangereux l’ardent amour qui vous enflamme pour l’être charmant…

— Que dites-vous, interrompit Peregrinus, que dites-vous, maître ? Moi, amoureux !

— Sans doute, continua maître Floh. Jugez de mon étonnement, de mon effroi, lorsque vous entrâtes hier, tenant la princesse dans vos bras et enflammé d’une sauvage ardeur, et surtout lorsqu’elle employa l’art de la séduction, qu’elle possède malheureusement trop bien, pour vous pousser à me livrer à elle. Mais là j’ai reconnu votre immense générosité ; vous êtes resté inflexible, et avec une admirable habileté vous avez feint d’ignorer ma présence chez vous, et de ne pas absolument savoir ce que demandait la princesse.

— Et c’est aussi la vérité, interrompit Peregrinus, vous me savez gré de choses que j’ai faites sans intention. Dans la boutique où j’ai acheté les jouets d’enfants, je n’ai vu ni vous ni la charmante jeune femme qui est venue me rendre visite chez le relieur Lammer Hirt, et à laquelle il vous plaît de donner le nom étrange de Gamaheh. J’ignorais absolument que parmi les boîtes que j’emportais, et dans lesquelles je croyais n’avoir mis que du gibier de bois et des soldats de plomb, il s’en trouvât une vide dans laquelle vous aviez trouvé un refuge, et jamais je ne me serais imaginé que vous étiez le prisonnier que la gracieuse enfant réclamait avec tant de violence. Ainsi, maître Floh, n’allez pas vous mettre en tête des choses dont je n’ai pas eu la moindre idée.

— Vous voulez, répondit maître Floh, échapper à ma reconnaissance par cet habile détour, cher monsieur Peregrinus, et cela, à ma grande joie, me donne encore une nouvelle et vive preuve de votre caractère désintéressé. Sachez donc, noble monsieur, que Leuwenhoek et Gamaheh s’efforceront en vain de me reprendre, tant que vous m’accorderez votre protection. Il faut que vous me remettiez volontairement dans les mains de mes tourmenteurs ; tout autre moyen serait inutile.

— Monsieur Peregrinus, vous êtes amoureux.

— Oh ! ne dites pas cela, interrompit Peregrinus, ne nommez pas amour un fol emportement qui n’a duré qu’une minute et qui est déjà passé.

Et en parlant ainsi, la punition du mensonge se fit sentir ; à l’instant même son visage se couvrit de rougeur, et il cacha sa tête sous la couverture.

— Il n’y a rien d’étonnant, continua maître Floh, que vous n’ayez pu résister aux admirables attraits de la princesse Gamaheh, lorsqu’elle a employé pour vous séduire quelques-uns de ses dangereux artifices. L’orage n’est pas encore passé. La petite méchante mettra encore en œuvre pour vous retenir dans ses filets maints charmes que savent employer aussi bien d’autres femmes charmantes, sans être pour cela princesses de Gamaheh : elle cherchera à s’emparer de vous d’une manière si complète, que vous ne vivrez plus que pour elle, pour obéir à ses caprices, et alors malheur à moi ! Il s’agira de savoir si votre grand cœur est assez fort pour triompher de sa passion, ou s’il préfère céder aux désirs de Gamaheh et jeter de nouveau dans le malheur non-seulement votre protégé, mais encore tout un peuple infortuné que vous avez arraché à l’esclavage ; ou bien vous résisterez aux manœuvres séductrices d’un être faux et méchant, et vous ferez le bonheur de mon peuple. Oh ! si vous vouliez, si vous pouviez être assez fort pour me le promettre !

— Maître, répondit Peregrinus en sortant sa tête de la couverture, cher maître, vous avez raison, rien n’est plus dangereux que les séductions des femmes, elles sont toutes fausses, perfides ; elles jouent avec nous comme les chats avec les souris, et en retour de nos tendres efforts, elles nous renvoient la raillerie et le dédain. C’est pour cela que la sueur froide de la mort couvrait mon front chaque fois que je m’approchais d’un être de ce sexe, et je crois qu’Aline, ou, si vous voulez, la princesse Gamaheh, en fait partie, bien que mon cerveau humain assez malade ne puisse rien comprendre à tout ceci et qu’il me semble que je fais un rêve confus, et que je lis un volume des Mille et une Nuits. Mais, quoi qu’il arrive, je vous ai pris sous ma protection, cher maître et rien ne pourra me faire vous