Aller au contenu

Page:Hoffmann - Contes mystérieux, trad. La Bédollière.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
15
maître floh.

assez nul, mais le fils l’est encore plus, et il joint à cela une assez jolie dose d’originalité enfantine. Il vient me narrer avec une niaise naïveté toute son histoire avec la princesse, et il ne lui vient pas dans l’idée qu’elle m’a déjà raconté tout cela comme devait le faire présumer une intimité établie avec elle depuis bien longtemps. Mais qu’importe ! il me faut faire l’aimable avec lui, puisqu’il m’est nécessaire. Il est assez confiant pour croire tout ce que je voudrai bien lui dire, et assez stupidement bienveillant pour se sacrifier pour mes intérêts. Quant à ma reconnaissance, il peut s’attendre que, lorsque tout aura réussi et que Gamaheh m’appartiendra de nouveau, je rirai bien de lui derrière son dos.

— Il me semble, dit le sieur Swammer en s’approchant plus près de Peregrinus, qu’il y a une puce sur votre cravate, mon cher monsieur Tyss.

— Diantre ! disait la pensée, serait-ce véritablement maître Floh ? ce serait une maudite affaire, si Gamaheh avait dit juste !

Peregrinus se rejeta vivement en arrière, en ajoutant qu’il ne détestait pas les puces.

— Alors je vous fais mille compliments respectueux, mon cher et très-estimable monsieur Tyss, dit le sieur Swammer en s’inclinant beaucoup plus bas.

— Je voudrais que Satan t’étranglât, maudit animal ! disait la pensée.

Maître Floh retira le verre de la pupille de l’œil de Peregrinus écrasé d’étonnement, et lui dit :

— Vous avez reconnu, monsieur Peregrinus, le surprenant effet d’un instrument dont on ne trouvera jamais le pareil dans le monde, et vous pouvez penser quel avantage il vous donne sur les autres hommes, dont les pensées les plus profondes sont dévoilées à vos yeux. Mais si vous portiez constamment ce verre dans l’œil, la connaissance des pensées des autres vous annihilerait, car vous n’éprouveriez que trop souvent le désappointement qui vous est survenu tout à l’heure. Lorsque vous quitterez votre maison, je resterai avec vous placé dans votre cravate, votre jabot ou tout autre endroit favorable ou commode. Lorsque vous voudrez connaître la pensée de la personne qui parlera avec vous, il vous suffira de faire claquer votre pouce, et vous aurez à l’instant le verre dans l’œil.

Peregrinus, comprenant l’immense importance de ce présent, voulait s’épuiser en chaudes actions de grâces, lorsque deux estafiers du grand conseil entrèrent et lui annoncèrent qu’il était accusé d’un grand méfait, et que cette accusation nécessitait son arrestation préventive et la visite de ses papiers.

Peregrinus jura haut et clair qu’il ne reconnaissait pas coupable de la moindre faute.

Un des employés dit en souriant que son innocence complète serait peut-être reconnue dans quelques jours, mais que jusqu’à ce moment il devait se conformer aux ordres de l’autorité.

Peregrinus n’eut rien de mieux à faire que de monter dans la voiture et de se laisser emmener en prison.

On peut s’imaginer tout ce qu’il éprouva en passant devant l’appartement de M. Swammer.

Maître Floh s’étala dans la cravate du prisonnier.


QUATRIÈME AVENTURE


Rencontre inattendue de deux amis. — Désespoir d’amour du chardon Zéhérit. — Combat d’optique de deux mages. — État de somnambulisme de la princesse Gamaheh. — Les pensées du songe. — Comment Dortje Elverding dit presque la vérité, et comment le chardon Zéhérit se sauva avec elle.


On reconnut bientôt que le garde de nuit s’était trompé en arrêtant le sieur Pépusch comme un voleur de nuit. Mais comme on prétendit absolument voir quelque irrégularité dans ses papiers, on l’invita à trouver un répondant parmi les bourgeois patentés de la ville de Francfort, faute de quoi il lui faudrait se résigner à séjourner à la préfecture.

Georges Pépusch se trouvait donc dans une très-jolie chambre, où il se fatiguait à chercher la personne qui pourrait lui servir de répondant dans la ville. Il était resté absent si longtemps, qu’il pouvait craindre d’avoir été oublié même de ceux qui l’avaient autrefois intimement connu, et il ignorait aussi leurs adresses actuelles.

Il regardait tristement au dehors, et commençait à maudire sa destinée, lorsqu’une fenêtre s’ouvrit tout à coup près de lui ; une voit s’écria :

— Comment ! en croirai-je mes yeux ? est-ce toi, Georges ?

Le sieur Pépusch ne fut pas médiocrement surpris lorsque, en regardant celui qui l’interpellait ainsi, il reconnut un ami avec lequel il avait vécu dans la liaison la plus intime pendant son séjour à Madras.

— Comment, s’écria-t-il, comment peut-on avoir assez peu de tête et être aussi oublieux ? Je savais que tu avais heureusement atteint tes foyers. J’avais entendu parler beaucoup à Hambourg, de ton singulier genre de vie, et une fois arrivé à Francfort, il ne m’est pas venu dans l’idée d’aller te rendre visite. Maintenant je bénis le hasard qui t’a conduit ici. Tu vois, je suis en prison, et tu peux me faire mettre immédiatement en liberté en certifiant que je suis le Georges Pépusch que tu connais depuis longtemps, et non pas un brigand ou un voleur.

— Je suis, en vérité, s’écria Peregrinus Tyss, un excellent garant pour toi, car je suis aussi prisonnier.

Et il raconta à son ami comment à son retour à Francfort il s’était trouvé orphelin, et comment depuis il avait tristement vécu, dans une complète solitude au milieu d’une ville bruyante, se complaisant seulement dans les souvenirs du passé.

— Oh ! oui, répondit Pépusch de mauvaise humeur, j’en ai entendu parler ; on m’a raconté les folies que tu faisais en passant ta vie dans des rêves d’enfant. Tu veux être un héros de sensiblerie, d’enfantillage, et pour cela tu te ris des réclamations de la société, à laquelle tu dois compte de ton intelligence ; tu donnes des repas de famille imaginaires, et tu fais distribuer aux pauvres des mets délicats et les vins précieux que tu as fait servir pour des morts. Tu te fais à toi-même des cadeaux aux jours de Noël, et tu joues le rôle d’un jeune garçon, et tu donnes à de pauvres enfants les objets d’étrennes pareils à ceux que l’on ne voit que dans les maisons des riches. Et tu ne réfléchis pas que pour ces pauvres c’est un triste bienfait que de flatter un instant leur gourmandise, pour leur faire sentir après doublement le poids de leur misère, lorsqu’il leur faut ronger, pour apaiser leur faim déchirante, des mets à peine mangeables, et dont un chien délicat ne voudrait pas.

Pour ma part, ces libéralités me révoltent, quand je vois dépenser ainsi dans un jour ce qui suffirait à les nourrir un grand mois d’une manière convenable.

Tu combles des enfants indigents de jouets éclatants, et tu ne réfléchis pas qu’un sabre de bois bariolé de couleurs brillantes, qu’une poupée en chiffons, un coucou, la moindre friandise donnée par leurs parents leur eût fait autant et peut-être plus de plaisir. Mais ils mordent dans ta damnée frangipane à s’en rassasier et à s’en rendre malades, et la connaissance de ces brillantes babioles, qui leur seront refusées plus tard, jette dans leur âme un germe de mécontentement et de déplaisir. Tu es riche dans la force de l’âge, et cependant tu fuis tout commerce avec les autres, et tu repousses ainsi l’approche des sentiments doux et agréables qui te feraient tant de bien. Je veux bien croire que la mort de tes parents t’a donné un coup terrible ; mais si chaque homme qui a éprouvé une perte sensible se retirait ainsi dans son coin, le monde deviendrait bientôt un cimetière, et pour ma part je n’y voudrais pas vivre. Tu ne t’aperçois pas, mon cher ami, que tu te laisses dominer par un égoïsme qui se cache derrière une étrange misanthropie.

Peregrinus, si tu ne changes pas ton genre de vie et la manière de régir ta maison, je n’aurai plus pour toi aucune estime, et je te retirerai mon amitié.

Peregrinus fit claquer son pouce, et aussitôt maître Floh lui jeta le verre dans l’œil.

Les pensées de Pépusch courroucé disaient :

— N’est-ce pas un malheur qu’un homme aussi intelligent et aussi sensible suive une route si dangereuse, qui le conduirait à la fin au plus complet marasme ? Il est hors de doute que son esprit tendre et naturellement porté à la mélancolie n’a pu supporter le coup que lui portait la perte de ses parents, et qu’il a cherché sa consolation dans une manière de vivre qui touche à la folie. Il est perdu si je ne lui tends la main. Je veux t’attaquer d’autant plus vigoureusement et lui peindre sa folie avec des couleurs d’autant plus noires, que je l’estime davantage, et que je veux toujours être pour lui un ami véritable.

Et Peregrinus reconnut en effet qu’il avait trouvé un ami véritable dans Pépusch irrité.

— Georges, dit Peregrinus après que maître Floh lui eut retiré le verre de l’œil, je ne chercherai pas à justifier ce que tu trouves de blâmable dans mon genre de vie, car je sais que tes intentions sont bonnes ; toutefois je dois te dire que ma poitrine palpite d’aise quand je peux causer aux pauvres une journée de joie ; et si cela est un hideux égoïsme, bien qu’alors je ne pense nullement à moi-même, au moins est-ce un égoïsme involontaire. Ce sont des fleurs semées dans ma vie, qui sans cela offrirait l’apparence d’un champ triste, inculte et hérissé de chardons.

— Qu’as-tu à dire contre les chardons ? s’écria violemment Pépusch ; pourquoi méprises-tu les chardons et leur opposes-tu les fleurs ? Es-tu assez peu versé dans la connaissance de la nature pour ignorer que la plus belle de toutes les fleurs n’est autre chose qu’un chardon épanoui ? Je parle du cactus grandiflorus, et te chardon Zéhérit n’est-il pas aussi le plus beau cactus de la terre ? Peregrinus, je te l’avais caché jusqu’à présent, ou du moins j’avais dû te le cacher parce que je n’en avais pas encore la parfaite certitude, mais apprends aujourd’hui que je suis le chardon Zéherit, et que je ne veux pas céder et ne céderai pas mes prétentions à la main de la belle, la céleste princesse Gamaheh, fille du grand roi Sekalis. Je l’ai retrouvée, mais au même instant les damnés veilleurs de nuit m’ont arrêté et m’ont traîné en prison.

— Comment s’écria Peregrinus à moitié pétrifié d’étonnement, tu es enveloppé dans la plus étrange des histoires.

— Quelle histoire ? demanda Pépusch.

Alors Peregrinus raconta à son ami, comme il l’avait fait à M. Swammer, tout ce qui s’était passé chez lui et chez le relieur Lammer Hirt. Il me lui cacha même pas l’apparition de maître Floh,