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maître floh.

— Je vous salue mille fois, lui dit aussitôt un vieux négociant qui passait. Vous voyez comme je cours, comme je me tourmente pour mes affaires. Vous avez raison de ne pas vous en occuper, bien qu’avec votre manière de voir, vous auriez bientôt doublé la fortune laissée par monsieur votre père.

Les pensées disaient :

— Si ce niais s’avisait de faire des affaires, il aurait bientôt perdu en spéculations sa fortune entière, et ce serait une joie. Le vieux papa, qui se faisait un plaisir de ruiner sans pitié d’honnêtes gens qui voulaient se relever d’une petite banqueroute, s’en agiterait dans sa tombe.

Peregrinus rencontra encore bien d’autres discordances entre la parole et la pensée. Et il conformait toujours ses réponses à ce que les gens avaient dans l’idée, ce qui faisait que ceux-ci ne savaient que penser de lui.

À la fin, Peregrinus se sentit fatigué et étourdi. Il fit claquer son pouce, et aussitôt le verre disparut de la pupille de son œil.


Un jeune homme fit deux pas dans la chambre, et s’arrêta immobile comme une statue.

Lorsqu’il rentra chez lui il vit un étrange spectacle. Un homme était debout sur le milieu du palier, et à travers une lentille de verre de forme étrange regardait fixement la porte de la chambre de M. Swammer. Sur cette porte jouaient des rayons de soleil parés des couleurs de l’arc-en-ciel ; ils se rassemblaient dans un seul foyer de feu qui semblait pénétrer à travers la porte. Et aussitôt il entendit un sourd gémissement entrecoupé d’accents de douleur qui paraissaient partir de la chambre. À son grand effroi, Peregrinus crut reconnaître la voix de Gamaheh.

— Que voulez-vous ? que faites-vous ici ? demanda-t-il à cet homme, qui lui parut employer quelque sorcellerie diabolique ; et pendant ce temps les cercles de l’arc-en-ciel paraissaient jouer plus vite et avec une ardeur plus grande ; le foyer pénétrait avec un feu plus intense dans l’intérieur, et des cris douloureux sortaient de la chambre avec plus de force.

— Ah ! dit l’homme en rassemblait ses verres et en les serrant rapidement, ah ! c’est vous, mon cher hôte ; pardonnez-moi, mon cher monsieur Tyss, d’opérer ici sans votre permission. J’étais venu vous la demander ; mais la bonne Aline m’avait dit que vous étiez sorti, et la chose ne souffrait aucun retard.

— Et quelle chose, demanda Peregrinus d’une voix rude, ne permet aucun retard ?

— Si vous ne savez pas, continua l’homme avec un sourire désagréable, que ma folle nièce Elverding s’est échappée de chez moi, alors on a eu tort de vous arrêter comme son ravisseur, et je témoignerai avec grand plaisir de votre parfaite innocence si le cas s’en présente. Ce n’est pas chez vous, c’est chez M. Swammer, qui fut autrefois mon ami, et est devenu maintenant mon ennemi mortel, que la drôlesse s’est réfugiée. Je sais qu’elle est dans cette chambre, et seule, car le sieur Swammer est sorti. Je ne peux pas entrer, car la porte est solidement fermée et verrouillée, et je suis trop doux pour employer la violence. C’est pourquoi je me permets de tourmenter la petite avec mon instrument de martyr en optique, pour lui faire comprendre que je suis son seigneur et maître, malgré toutes ses étendues principautés.

— Vous êtes le diable ! s’écria Peregrinus exaspéré ; mais vous n’êtes pas le maître de la belle et céleste princesse Gamaheh. Sortez de cette maison ; faites vos sorcelleries infernales où vous voudrez, mais je m’arrangerai de telle sorte que ce ne soit point ici.

— Ne vous emportez pas, mon cher monsieur Tyss, dit Leuwenhoek, je suis un homme innocent, qui ne veut que le bien. Vous ne savez pas qui vous donnez l’hospitalité. C’est un petit monstre, un petit basilic qui est là dans cette chambre sous la forme de la femme la plus charmante. Elle pouvait, si le séjour près de moi lui déplaisait, prendre la fuite ; mais devait-elle, la traîtresse, m’enlever maître Floh, mon plus précieux trésor, le meilleur ami de mon cœur, sans lequel je ne puis vivre ?

Ici maître Floh, qui s’était élancé du jabot de Peregrinus pour prendre une place dans la cravate plus sure et plus commode, ne put s’empêcher de jeter un éclat de rire moqueur.

— Ah ! s’écria Leuwenhoek comme glacé d’un effroi subit, ah ! qu’est-ce que cela ? Est-il possible ? Ici, dans cet endroit ! Permettez, mon cher monsieur Peregrinus.

Leuwenhoek étendit le bras, s’approcha de Peregrinus, et voulut porter la main à sa cravate.

Celui-ci recula adroitement, le saisit d’un poignet vigoureux, et le lança vers la porte de la maison, sans le faire tout fait sortir. Et lorsqu’il se trouva près de cette porte avec Leuwenhoek, qui s’épuisait en protestations impuissantes, on ouvrit du dehors, et Georges Pépusch s’élança dans l’intérieur, aussitôt suivi par le sieur Swammerdam.

Aussitôt que Leuwenhoek aperçut son ennemi Swammerdam, il se dégagea en réunissant toutes ses forces, sauta en arrière, et appuya son dos contre la porte de chambre où se trouvait la belle prisonnière.

Swammerdam, en voyant cela, sortit de sa poche une petite lorgnette, la tira jusqu’au bout, et attaqua son ennemi en disant :

— Les armes à la main, maudit, si tu l’oses !

Leuwenhoek sortit aussitôt un instrument pareil, le tira de même en criant :

— Avance ! je suis là, tu sentiras bientôt mon pouvoir !

Tous deux se mirent la lorgnette à l’œil, et tombèrent l’un sur l’autre en se portant des coups meurtriers, en allongeant et rétrécissant leurs armes. C’étaient des feintes, des parades, des voltes, enfin toutes les subtilités de l’art de l’escrime, et ils paraissaient s’enflammer toujours davantage. Si l’un était atteint, il jetait un cri, sautait en l’air, faisait les plus étranges cabrioles, les plus beaux entrechats, des pirouettes comme le plus habile danseur des théâtres de Paris, jusqu’à ce que l’autre le fit arrêter en raccourcissant sa lorgnette. Si celui-là était atteint à son tour, il en faisait autant. Ils alternaient ainsi dans leurs sauts, dans leurs gestes frénétiques, dans leurs cris furieux. La sueur coulait de leur front, leurs yeux, d’un rouge de sang, leur sortaient de ta tête. Et comme en ne voyait que leurs regards tances tour à tour par la lorgnette, mais sans deviner la cause de leurs danses, on aurait pu les prendre pour des fous furieux échappes d’une maison de santé.

Swammerdam parvint enfin à chasser Leuwenhoek de la position devant la porte, qu’il avait défendue avec une courageuse opiniâtreté, et le combat se continua dans le fond du palier.

Georges Pépusch saisit l’instant favorable il poussa la porte, devenue libre. Elle n’était ni fermée ni verrouillée ; elle s’ouvrit. Il s’élança dans la chambre ; il en sortit presque aussitôt en s’écriant :

– Elle s’est enfuie !

Et il se précipita au dehors, rapide comme l’éclair.

Leuwenhoek et Swammerdam s’étaient atteints grièvement l’un et l’autre, car tous deux sautaient, dansaient de la manière la plus folle, en faisant avec leurs cris et leurs hurlements une musique qui ressemblait sans doute aux cris de désespoir des damnés dans l’enfer.