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contes mystérieux.

sorcellerie, et il en éprouva un tel effroi secret que la vieille et honnête Aline lui parut être un fantôme qu’il ne pourrait jamais fuir assez vite.

Mais elle l’empêcha de partir en lui disant qu’elle allait lui confier en grande hâte quelque chose qui avait rapport à la princesse.

— Il est certain, lui dit-elle à cœur ouvert, que pour vous, mon cher monsieur Peregrinus, s’est levée brillante la belle étoile du bonheur ; mais il dépend de vous de vous la conserver favorable. Lorsque je dis à la petite que vous étiez éperdument amoureux d’elle et bien éloigné de vous marier avec moi, elle me répondit qu’elle n’en serait convaincue, et ne vous donnerait sa main, que lorsque vous lui auriez accordé une faveur qu’elle souhaite depuis longtemps du plus profond de son cœur. Elle prétend que vous avez recueilli chez vous un charmant petit nègre qui s’est échappé de son service, et comme je l’ai assurée du contraire, elle m’a dit qu’il était si petit qu’il pourrait habiter dans une coquille de noix. Ce jeune garçon est…

— Cela ne sera pas, s’écria violemment Peregrinus, qui savait depuis longtemps où la vieille voulait en venir, et il quitta précipitamment la chambre.

Il est reçu depuis longtemps que le héros d’une histoire, lorsqu’il se trouve violemment ému, se réfugie dans une forêt ou tout au moins dans un bocage solitaire. La coutume est bonne, parce qu’elle rentre dans la réalité.

Peregrinus ne pouvait donc faire autrement que de s’enfuir de sa maison située sur le marché aux chevaux, et de courir de toutes ses forces jusqu’à ce qu’il eût laissé la ville bien derrière lui, et eût atteint un bois placé dans le voisinage. Et comme aussi nul bois dans un roman ne doit manquer de bruit de feuilles, de zéphyr du soir murmurant et de sources causeuses, de ruisseaux bavards, etc., il est à croire que Peregrinus rencontra tout cela dans son lieu de refuge. Il s’assit sur un banc de mousse à moitié plongé dans un ruisseau qui reflétait ses bords, et dont les vagues sautillaient en bruissant autour de lui, avec ta ferme résolution, en réfléchissant aux singulières aventures du moment, de chercher et de trouver le fil d’Ariane qui devait l’aider à sortir de ce labyrinthe d’événements singuliers.

Il est possible que le frémissement des bois sans cesse renouvelé en pauses régulières, le bruit uniforme de l’eau, le tic-tac mesuré d’un moulin placé à quelque distance, aient formé la base d’une harmonie, à laquelle ses pensées venaient se conformer mais toujours est-il qu’elles cessèrent de s’agiter tumultueusement, sans tact ni rhythme, pour se réunir en une mélodie plus distincte et plus tranquille. Aussi, après être resté quelque temps dans ce gracieux endroit, Peregrinus en vint à des réflexions paisibles.

— Un écrivain d’histoires fantastiques pourrait-il jamais inventer des aventures plus folles et plus compliquées que celles que j’ai vues se dérouler devant moi dans l’espace de quelques jours ? La grâce, le ravissement, l’amour lui-même, viennent trouver le misanthrope le plus solitaire, et un regard, un mot, lui suffisent pour allumer des flammes dans un cœur qui redoutait leur martyre sans le connaître ; mais le lieu, le temps, l’apparition entière de cet être séducteur, tout est si mystérieux que l’on aperçoit clairement un enchantement surnaturel. Et aussitôt un petit et imperceptible animal, ordinairement méprisé, déploie une science, une intelligence, une force magique, qui tiennent du prodige ; et cet insecte parle de choses insaisissables à tous les esprits, comme si tout cela se trouvait être de ces banalités incessamment répétées, aujourd’hui et hier, dans le cours de la vie commune, entre la poire et le fromage. Suis-je donc passé si près du tourbillon mystique qu’il m’ait entraîné dans son élan, et que des êtres surnaturels viennent communiquer avec moi ? Ne serait-il pas permis de croire que l’on devrait perdre la raison quand de pareilles choses entrent dans votre existence ? Et cependant je me trouve là tout à mon aise, et il me paraît tout simple qu’un roi des puces soit venu me demander ma protection, et qu’en récompense de cela il m’ait confié un instrument qui m’ouvre le secret des pensées les plus intimes et me garantit de tous les piéges de la vie. Où tout cela va-t-il me conduire ? derrière le masque étrange de ce maître Floh n’y a-t-il pas un démon malicieux qui veut m’entraîner à ma perte, et qui cherche à me ravir d’une manière ignoble toute la félicité d’amour que pourrait me donner Dortje ? Ne serait-il pas plus sage de se débarrasser de suite du petit monstre ?

— Vous avez là une vilaine pensée, monsieur Peregrinus Tyss, dit maître Floh en interrompant le cours des pensées intimes de Peregrinus ; croyez vous que le secret que je vous ai confié soit une chose si méprisable ? ce présent ne devrait-il pas vous donner une preuve incontestable de ma sincère amitié ? Rougissez de vos méchants soupçons. Vous vous étonnez de l’intelligence, de la force d’esprit d’un infime insecte méprisé, et cela prouve au moins, ne le prenez pas en mauvaise part, le peu d’étendue de votre éducation scientifique. Je voudrais que vous eussiez lu, en ce qui concerne l’esprit des bêtes, les œuvres du Grec Philos, ou pour le moins le traité de Jérôme Norarius intitulé Quod anima brutæ ratione utantur melius homine, ou son Oratio pro muribus. Pourquoi ne connaissez-vous pas aussi les réflexions de Lipsius et le grand Leibnitz sur la puissance de raisonnement des animaux ? ou bien encore les discours du savant rabbin Maimonides sur le même sujet ? vous ne me prendriez pas pour un démon à cause de mon intelligence, ou au moins vous n’iriez pas mesurer la somme d’intelligence d’après la grandeur des corps. Peut-être partagez-vous sur ce sujet la manière de voir du médecin espagnol Gomez Pereira, qui ne trouve dans les bêtes rien autre chose que des machines artistement construites, mais sans raisonnement, sans liberté d’idée, qui se meuvent involontairement comme des automates. Mais non, monsieur Peregrinus, je n’aurai pas de vous une idée pareille, et je ne douterai pas un instant que vous n’ayez appris depuis longtemps toutes ces choses d’un plus habile professeur que moi. Je ne conçois pas bien ce que vous appelez un prodige, et pourquoi mon apparition vous semble tout à la fois naturelle et au delà des bornes de la nature. Lorsque vous vous en étonnez, parce que cela ne vous est pas encore arrivé, ou parce que vous ne croyez pas bien saisir l’enchaînement des causes et des effets, vous donnez alors une preuve de l’impuissance naturelle ou accidentelle de votre regard qui nuit à l’étendue de votre savoir. Cependant, si vous ne vous en fâchez pas, monsieur Tyss, le plus bouffon de ceci, c’est que vous voulez vous partager vous-même ces deux parts, dont l’une reconnaît et admet volontairement les prodiges dont nous avons parlé, tandis que l’autre tourne ces croyances en dérision. Vous est-il jamais arrivé de croire aux rêves ?

— Je vous en prie, mon cher ami, dit Peregrinus en interrompant le petit orateur, ne parlez pas des rêves, qui ne sont que les résultats d’un dérangement de notre organisation de corps ou d’esprit.

Maître Floh, à ces mots, poussa un éclat de rire fin et moqueur.

— Mon pauvre monsieur Tyss, dit-il à Peregrinus, qui semblait un peu embarrassé, êtes-vous donc assez aveugle pour ne pas apercevoir le ridicule de cette manière de voir ? Depuis que le chaos s’est fondu dans la matière de la création, et il y a longtemps de cela, l’esprit de la terre forme toutes les apparences qu’il tire de cette matière existante, et de là vient aussi le songe avec ses fantômes. Ces figures sont des esquisses de ce qui a été ou de ce qui doit être. L’esprit les rejette vite avec joie, quand son tyran, appelé le corps, l’affranchit de son service d’esclave. Mais ce n’est ici ni le temps ni le lieu de raisonner avec vous ou de vouloir vous persuader ; ce serait peut-être parfaitement inutile. Il me reste encore une seule chose à vous apprendre.

— Parlez ou taisez-vous, comme il vous plaira, cher maître, dit Peregrinus ; faites ce qui vous paraîtra le plus convenable, car je suis forcé de reconnaître, malgré votre petite taille, la supériorité de votre intelligence et de votre savoir. Vous me forcez à vous accorder une confiance entière, bien que je ne comprenne rien à votre éloquence fleurie.

— Apprenez donc, reprit maître Floh, que vous êtes particulièrement enveloppé dans l’histoire de la princesse Gamaheh. Swammerdam, Leuwenhoek, le chardon Zéhérit, le prince Egel et aussi le génie Thétel désirent la posséder, et moi-même, je l’avouerai, je sens se réveiller mon ancien amour, et je serais encore assez fou pour partager ma puissance avec la perfide ; mais vous, monsieur Peregrinus, vous êtes le plus favorisé de tous, et Gamaheh n’appartiendra à personne sans votre consentement. Si vous voulez connaître le plus profond enchaînement des choses que je ne connais pas moi-même, parlez à ce sujet avec Leuwenhoek, qui a tout dirigé, et il laissera certainement tomber quelques mots utiles, si vous voulez prendre la peine de l’interroger convenablement.

Maître Floh voulait continuer à parler, mais un homme au visage furieux sortit du fourré, et s’élança sur Peregrinus.

— Ah traître, faux ami ! s’écria Georges Pépusch, car c’était lui-même, avec des gestes désordonnés, je te trouve enfin, perce-moi le cœur ou meurs de ma main !

Et en disant cela Pépusch tira deux pistolets de sa poche, en mit un dans la main de Peregrinus, se plaça distance en criant :

— Tire, lâche !

Peregrinus prit place à son tour, tout en lui disant que rien ne le rendrait assez fou pour le faire battre en duel avec son seul ami, et qu’il ne commencerait pas à tirer le premier.

Alors Pépusch poussa un sauvage éclat de rire, et au même moment la balle de son pistolet enleva le chapeau de Peregrinus. Celui-ci, sans chercher à le ramasser, regarda fixement son ami en silence. Pépusch fit quelques pas en avant, et dit d’une voix sourde :

— Tire !

Mais Peregrinus tira en l’air.

Georges, Pépusch, poussant des cris lamentables comme un possédé, vint se jeter dans les bras de son ami en criant d’une voix déchirante :

— Elle meurt, elle meurt d’amour pour toi, malheureux ; va, cours, sauve-la, tu le peux ; sauve-la pour toi, et laisse-moi mourir de désespoir.

Et il partit si vite que Peregrinus l’eut perdu de vue en un instant.

Mais Peregrinus se sentit le cœur serré en pensant que la conduite sauvage de son ami avait sa cause dans quelque chose de terrible au sujet de la charmante jeune fille. Et il courut précipitamment vers la ville.

Lorsqu’il entra dans sa maison, la vieille vint à sa rencontre en s’écriant avec force larmes que la pauvre belle princesse était très-sérieusement malade, et peut-être sur le point de mourir, le vieux